J’ai, ces jours derniers, remarqué sur mon chemin de curieuses petites affichettes rouges collées sur les murs qui proclament : « Non au travail ». Pas d’autre information que ce slogan, pas de sigle, de signature, pas d’autre indication que cette revendication.
Bien entendu, je comprends que ce raccourci vise « la loi travail » actuellement en discussion au parlement au sujet de laquelle une mobilisation déjà ancienne secoue la France. Mais le slogan en lui-même, dit beaucoup plus que ce que la formule lapidaire énonce. Il manifeste une aspiration du type de celles qui fleurirent un temps sur les murs en 1968, une utopie qui veut la jouissance tout de suite, l’absence de contraintes, la vie heureuse qui s’épanouit autrement qu’en travaillant. N’est-ce pas là l’aspiration à ce « temps des loisirs » qu’on nous promet depuis cinquante ans ? Du reste, il y a une vingtaine d’années, un groupe musical venu d’outre-Atlantique (Pink Martini) avait fait de ce thème un succès, on s’en souvient peut-être : « je ne veux pas travailler… », une chanson hédoniste bien dans l’esprit d’un siècle qui s’achevait. C’est que le travail, comme le dit le latin « tripalium » désigne cet instrument de contrainte où l’on attachait les animaux pour le ferrage, pour la délivrance d’un accouchement ou même pour la torture des condamnés. Dure étymologie ! Dans la mémoire des peuples, le travail désigne donc cette contrainte qui aliène l’homme à sa tâche. Karl Marx en fera une analyse définitive en désignant le « travail aliéné » comme ce qui met l’homme « hors de lui-même » dans la dépendance d’un maître ou d’un état. Or, c’est par le travail que l’homme domine la nature et c’est grâce à lui qu’il s’affranchit de sa dépendance aux besoins. Le XIX° siècle qui a été le grand siècle du travail industriel a produit une société de plus grande aisance et abondance d’où a découlé un siècle plus tard la consommation de masse. Mais ce que la mémoire collective a conservé, c’est aussi le souvenir de la souffrance des masses au travail. Une littérature abondante, de Zola à Dickens ou Hugo s’en est fait l’écho. La contrepartie de cette contrainte en a été la révolte populaire, les grèves, les soulèvements ouvriers. Rien d‘étonnant donc à ce que le mot travail nous laisse une impression contrastée. Nous voilà loin de la contestation de la loi travail qui précisément marque la volonté de ne pas renoncer aux conquêtes sociales, alors que d’autres pensent que celles-ci constituent un obstacle à l‘accès au travail pour tous. Malgré tout, le surgissement de ce slogan libertaire doit nous interpeller. Pouvons-nous, en effet, vivre sans travailler ? Certains ont tendance à le croire, d’une part, parce que le travail est devenu plus rare en ces temps de chômage de masse, ensuite parce que les nouvelles technologies ont modifié notre rapport à la nature du travail sinon au travail lui-même, enfin parce qu’on peut croire parfois que l’État est là pour suppléer à nos besoins par le système de l’allocation dont certains économistes pensent même qu’elle pourrait être offerte à tous sans travailler. Voilà un bien beau rêve. Il suppose cependant, comme aux pires temps du passé, que d’autres travaillent pour nous. Les Grecs anciens avaient des esclaves, les grands bourgeois du XIX°, des ouvriers et aujourd’hui, nous avons des Chinois dont le pays est devenu l’usine du monde qui s’affaire à satisfaire nos besoins ! Mais chacun sait bien aussi, même confusément, que cela n’aura qu’un temps et que celui qui ne travaille pas comme l’a montré le vieil Hegel, s’apprête à devenir « l’esclave de son esclave ». On appelle ça, la dialectique de l’Histoire. En 1968, le psychanalyste J.Lacan s’adressant à ses étudiants contestataires avait eu cette formule lapidaire : « vous voulez un maître, vous l’aurez ! » Une phrase à méditer en ces temps où de séduisants slogans font parler les murs.