LA JOCONDE EN A SOUPÉ

Comme toujours, c’est de la juxtaposition des idées ou des situations que nait l’interrogation qui donne à penser. Ainsi ces temps derniers je me sentis alerté par la concomitance de deux évènements singuliers.

Le premier est cette habitude de jeter de la soupe ou autres liquides sur les tableaux dans les musées qui semblent donner aux hurluberlus qui s’y livrent comme une forme de notoriété imbécile dont les photos qu’ils en tirent atteste largement de l’effet. Concours de jeteurs de soupe, on se croirait à la foire, n’était la volonté de profaner ou dégrader pour attirer l’attention sur soi. Peine perdue, cela n’amuse que ceux qui s’y livrent et n’intéresse que ceux qui en sont choqués, les autres continueront à faire des selfies devant Mona Lisa au Louvre une fois la vitre essuyée, ce n’est pas mieux.


Mona Lisa justement, le nom de ce tableau est devenu sous la forme d’un roman « les yeux de Mona » un vrai phénomène de librairie qu’on s’arrache dans le monde entier (60 traductions à ce jour dans autant de pays). Or de quoi traite cet astucieux roman ? de ceci : une petite fille de 9 ans qui se prénomme Mona apprend qu’elle va perdre la vue, elle n’a plus que 52 semaines pour voir encore la beauté du monde. C’est le temps que son grand-père va consacrer à lui faire découvrir chaque mercredi après l’école une œuvre d’art dans un musée avant qu’elle ne puisse plus voir. Voilà le « pitch » comme on dit, voilà l’histoire, voilà le conte. 

Et c’est ainsi que se déroule ce voyage initiatique dans l’univers de la peinture en 52 tableaux dans les meilleurs musées parisiens (puisque nous sommes à Paris). On suit ce voyage entre deux êtres que lie une affection sincère, on lit un récit simple, érudit, captivant, on se pose les questions que tout un chacun peut se poser devant un tableau ancien comme devant un Soulages ou un Duchamp. La petite fille c’est nous, nous tous un jour devant un tableau qui nous parle, qui nous questionne, qui demande à être reçu par nous. C’est un discours simple qui passe par la description et par l’émotion, pas jargonnant pour deux sous, il touche, va au cœur, c’est de la bonne pédagogie, vulgarisation diront certains, et tant mieux. Si on veut aller plus loin on lira Daniel Arasse (« on n’y voit rien » chez Denoël : l’indépassable réussite dans le genre) ! Les formules fusent, la Joconde nous dit « le devoir d’être heureux », et ainsi de suite. La petite fille devient de plus en plus savante, de plus en plus aimante, sensible à la beauté du monde en passant par la beauté des œuvres d’art.


On se dit : ce n’est pas celle-là qui aura l’idée saugrenue d’aller jeter de la soupe sur les tableaux ! Elle a mieux à faire, elle a compris l’importance de l’art pour la vie. On se dit encore : mais voilà ce qu’il faut faire, mettre ce livre dans les bibliothèques scolaires, maintenant qu’on y enseigne l’histoire de l’art. Pas sûr que cela suffise ! L’école est là pour nous faire apprendre à connaître, la culture dira Malraux à nous apprendre à aimer. Et ce qu’on aime, on le respecte. Vous voyez ce que je veux dire.

Pourtant à rapprocher ces deux situations on se dit qu’aujourd’hui il n’est plus si certain que cela qu’on apprenne le respect de la culture et de la beauté, mais bien plutôt le droit de la révolte. Ah ça, on ne peut pas dire que ça fasse défaut ! Et il y en a des causes et des raisons de se révolter quand on est adolescent ou qu’on l’est resté

Voyez-vous, moi je décèle dans ces comportements, la progression de l’inculture, la barbarie ultraconnectée . Le selfie des touristes et la manif des militants qui s’en prennent aux tableaux, c’est un peu la même chose, on ne vient pas voir mais se faire voir ou valoir. Se doutent-ils ceux-là et leur a-t-on enseigné un jour que le Beau est la plus grande conquête de l’Occident ? Qu’il n’existe pas dans les autres cultures sinon par assimilation et par malentendu. Le beau est la forme que l’esprit de l’artiste impose à la matière et ainsi nous la rend visible dans l’œuvre. Par extension il nous fait voir la nature comme une œuvre d’art. C’est cela et bien d’autre chose la culture, c’est cela qu’on a transmis de génération en génération depuis le monde Grec. Kant disait que le beau hante le monde sans s’y compromettre et Malraux encore lui que la culture ne s’hérite pas mais se conquiert.

Il va sans dire que ce n’est pas avec une soupière à la main. Tristes temps que les nôtres   où l’on torture et l’on tue, et ou pour finir on veut faire tomber les statues et défigurer les œuvres d’art. Allons ministres, enseignants et autres, réveillez-vous il est grand temps. La culture est la dernière façon de faire monde avec nos semblables en réapprenant à aimer ce que nous sommes et ce que nos artistes ont fait. Quant à moi, je suis bien convaincu que punir des imbéciles ne sert à rien, il faut leur ouvrir les yeux, c’est plus difficile. Le livre dont je viens de vous parler, dans la modeste mesure de ses moyens, y parvient parfaitement.

Alain LESTIE peintre français

« In Memoriam »

Il est des matins qui sont voués au chagrin. Rien n’y fait, ni ce redoux qui donne des airs de printemps au pied des Pyrénées que l’on ne voit plus comme des pistes à descendre ou des parois à gravir mais comme un paysage fait de bleu et de blanc, comme un décor unique, un fond de peinture sur lequel viennent s’inscrire les paysages et les visages.

Et justement, c’est celui d’un peintre qui pour moi s’inscrit ce matin au fond de mon regard intérieur.

Alain Lestié le peintre des glacis et des surfaces lisses, le peintre des rébus et des citations, des images fragmentées, le peintre qui avait inventé une manière d’être peintre et penseur, (le philosophe J-M Pontévia écrira longtemps sur son œuvre), celui qui était à la fois dans la philosophie, la poésie et la haute connaissance de ses devanciers les artistes, nous a quittés à l’âge de 79 ans.

« À bout de souffle » au sens propre nous ont dit ses proches. Pas de meilleure description pour un fou de cinéma aussi. Il est mort dans cette ville du cinéma, Cannes sa ville depuis 30 ans, où il avait pensé que la vie serait plus douce moins humide en tout cas que Bordeaux ou son Hossegor de naissance. Ce n’était pas un homme de mer, d’embruns ou d’océans, c’était un méditatif à la manière de Valery du Cimetière marin dont me reviennent ces vers : « ce toit tranquille où marchent les colombes, entre les pins, palpite entre les tombes »…la méditerranée lui aussi, il l’aima comme cela, au point de demander que ces cendres soient répandues sur un des îles de Lérins qui figurent dans tant de ses tableaux.

Je me souviens de ce dessin au crayon « sfumato » intitulé « ad ultimum spiritum » qui reprend ces mots dans leur latin d’origine. Lui, le cérébral savait bien que la peinture aussi est une question de souffle. Peindre : « atmen » respirer, disait aussi Paul Klee.

Il connut la gloire très jeune, trop jeune peut-être : exposé à Beaubourg avec la jeune création française dans les années soixante-dix, prix de la biennale de Paris en 1967, il entre dans la prestigieuse Galerie de France , il est présent au pavillon français de la biennale de Venise en 1978. Il sera exposé dans nombre de galeries,  Peter Finlay à New-York , galerie Birch à Copenhague, entrera dans la collection du FNAC et du FRAC, puis peu à peu son chemin le mènera de plus en plus à s’écarter, à suivre une voie qui n’est pas un courant, qui lui est propre, qui lui est chère. Ses amis sensibles à cette recherche le suivront, l’aideront parfois. Elle le mènera jusqu’aux bords de la méditerranée où il peindra encore de superbes tableaux en couleur.

Et puis, mystère, il passera au dessin noir et blanc, grands formats, avec ce crayon « sfumato » qui évoque Léonard de Vinci. Pourquoi cette œuvre au noir lui demandait-on ? Mais c’est la même chose répondait-il, la même chose que la couleur, le tableau autrement. Il s’y tiendra pendant près de 30 ans, exposant régulièrement à sa galerie de Nice ou à Bordeaux, enfermé dans son silence, sa méditation, sa gravité, sa profondeur. Seuls les titres de ces nouvelles œuvres faisaient le lien avec les anciennes. « In Memoriam » titrait-il souvent, comme s’il était déjà passé de l’autre côté. C’est ce que nous retiendrons et qui nous cause tant de chagrin.

Les soucis ordinaires : éphéméride estival.

L’été invite à la paresse ; on n’écrit plus, on note, la pensée erre ou divague, l’information l’atteint un peu puis s’efface, c’est ainsi que se forment des pensées légères où se mêlent des traces de lecture. Le tout est d’avoir la force de les noter quand elles passent, sinon elles sont perdues. 

Voici ce qui reste du tamis de mes jours si semblables à ceux des autres.

J’ai relu récemment ceci dans les confessions de Saint-Augustin : « je veux me rappeler de m’être souvenu ». Quelle autre façon de faire que d’écrire tant qu’on vous lit encore !

Festivals : Le bonheur que me donne l’écoute de l’opéra n’est jamais si parfait que lorsqu’on entend derrière les voix le crissement des ailes de cigale venir se glisser entre les notes. On sait alors qu’on est en Provence.

Du reste, un été sans champs de tournesols dans le paysage au tournant d’une route, pour moi, ne serait pas tout à fait un été.

Considérations atmosphériques : « Canicule » : temps de chien.

Il est des matins d’été après la pluie, où l’on se dit : ah on respire enfin.

Cette année, il me semble que les moustiques ont encore gagné du terrain. Bientôt nous ne pourrons plus sortir qu’armés d’insecticides. Après le masque des dernières pandémies, l’écran contre les nuisibles. Le monde devient irrespirable !

Jamais contents : 

On a attendu le soleil à bord des plages, pendant des semaines en juillet, et lorsqu’il est enfin venu férocement en août, il a fait fuir tout le monde.

On a tout aussi désespérément attendu la pluie, lorsqu’elle est venue à son tour et s’est installée, elle a fait fuir ceux qui étaient restés.

Trop de monde sur les plages, trop de monde sur l’Acropole, trop de monde partout, les indigènes qui voulaient des touristes pour leur balance des paiements, n’en veulent plus, ils suffoquent, c’est une immigration en sens inverse ! On veut les sous, pas ceux qui les apportent.

Avait-on aussi chaud du temps où l’on ne mesurait pas les températures ? Mais voyez comme l’humeur publique suit la courbe de celles-ci. Un coup de froid, les pluies diluviennes et en un jour tout change : l’été tropical devient un été pourri. C’est le moment que choisissent les partis politiques pour tenir leurs « universités d’été ». Le mot université dans ce cas m’a toujours paru un peu surévalué.

Cet été, j’ai lu le dernier livre de Pierre Michon (les deux Beune) S’il y a aujourd’hui un véritable écrivain en France… il est l’un de ceux-là. J’ai noté ceci dans ce livre : « l’accouplement est un cérémonial ; s’il ne l’est pas, c’est un travail de chien ». Les mots génèrent l’image, l’image donne à penser.

Tiens, après la chevauchée des Walkyries, il semble qu’on assiste avec Wagner au crépuscule des dieux… Il en reste encore qui se prennent pour tels !

Je voulais voir le film « Barbie » pour mesurer ce qu’il en est de la culture de masse et mieux comprendre comment on pollue l’imaginaire des gens. Résultat : aussi addictif et toxique que le sucre pour les diabétiques ! Netflix en pire !

Que de morts cet été : un poète écossais qui promena ses semelles de vent à Pau prit congé comme d’autres s’en vont au cœur de l’été, sans faire de bruit. Cela commence à faire du monde cette année !

Exit Philippe Sollers, Milan Kundera, Alain Touraine, exit : Jane Birkin, Tina Turner, Glenda Jackson, Gina Lolobridgida… le monde soudain paraît plus vide – effet générationnel sans doute – lorsque j’étais plus jeune, la mort des plus considérables ne m’affectait guère, ils ne comptaient pas encore assez pour moi. Depuis je les ai lus ou entendus ou vus au cinéma, et je me rends compte qu’ils ont ponctué nos vies au rythme de leurs apparitions ou de leurs publications. Une vie se tisse en nous de mille fils qui forment le tissu de nos pensées, quand le voile se déchire nous nous sentons un peu plus nus .

J’ai lu le dernier livre de Pascal Quignard : « les heures heureuses » ! Ça tombe bien !

Un dirigeant espagnol a glissé de son piédestal pour avoir confondu une remise de décoration avec le film de François Truffaut « Baisers volés ». Il va falloir proscrire ou circonscrire  « l’abrazo » et le « pico » espagnol, ce penchant trop expansif !

J’ai lu aussi ceci de Michel Deguy : « le monde ressemble de moins en moins à ce que je préfère ». Envie de dire : je suis de cet avis.

Ou ceci encore : « les Français, ce peuple secoué par l’histoire ».

Cet été on a jeté des pierres contre notre ambassade à Niamey au Niger. Partout en Afrique noire francophone on conspue les Français. Quel désastre et quelle ingratitude ! Nous ne faisons plus ni peur ni envie au fil de politiques erratiques toujours pleines de bonne volonté et manquant de réalisme que nous avons menées.

Fin de l’été, l’enfant en nous dit : déjà ! La rentrée s’annonce en suivant : l’enfant dit encore : déjà ! Les parents bien souvent disent : pas trop tôt !

Pour la rentrée on annonce un ènieme décret sur le voile islamique (l’Abaya cette fois) et en voilà assez pour que la meute médiatique se jette sur le sujet et néglige l’essentiel : à quoi sert l’école ? Communiquer est une question de tempo, il vaut mieux ne pas tout dire en même temps.

L’été fini m’éloigne de l‘océan. De toute façon, moi je suis un terrien, la mer, ce grand labour des profondeurs en mouvement ne m’appelle ni ne me retient longtemps ; elle me séduit mais elle me lasse assez vite.

Allons, rentrons, il faut en revenir aux soucis ordinaires.

DIVAGATIONS ESTIVALES

Avez-vous remarqué que l’été revient chaque année à la même époque ? Contrairement à la SNCF, les horloges cosmiques sont à l’heure et si vous l’aviez oublié, le tintamarre de la fête de la musique aurait dû vous le rappeler. Cette année l’orage est venu y jouer de la grosse caisse interrompant le concert. Les notes de musique se mirent alors à tomber, , sur la portée glissante des parapluies : une noire une blanche … Dommage, car la fête aurait pu être le temps fort du concert des casseroles dont les épisodes précédents ont été la répétition ; Mais je médis, il y a aussi de vrais concerts et de bons musiciens et des amateurs de fête qui n’écoutent pas que des boites à rythmes.

Pour tout vous dire, moi j’ai un peu tendance à fuir le tintamarre : quand il y a trop de bruit, je me réfugie dans les jardins publics pour admirer les statues des grands hommes qu’on y a placées ; c’est fou le nombre d’inconnus qui furent connus un jour, puis oubliés.  Cela rend modeste quant à l’histoire des hommes. Un de mes amis qui y promène ses petits-enfants imagine des histoires qui valent toute explication : « tu vois, celui-là a inventé le saucisson », « tu crois grand-père » ? A ce jeu-là on tient vite un après-midi. J’imagine plutôt certains de ces rêveurs de bronze descendre de leur piédestal pour aller cueillir des roses afin de les offrir aux belles qui viennent s’asseoir sur les bancs publics. Au fait y en a-t-il autant que cela ? Et que regardent-elles à part leur téléphone portable, si d’aventure ils s’en trouve une qui attend un rendez-vous dans ces parages ?

Et puis l’été c’est le temps des festivals, il y en a plus qu’il n’en faut pour rendre la culture aimable en dépit de ce que pensait la philosophe Hannah Arendt qui se demandait si la culture qui avait résisté à des siècles d’oppression pourrait survivre à la version divertissante d’elle-même. Trop pessimiste sans doute, elle n’anticipait que ce qui arrive et qui parait aujourd’hui si naturel à nos successeurs lesquels ne conjuguent plus la culture qu’au pluriel : une humanité vouée, comme disait Philippe Muray, à la déambulation approbative des festivaliers dans un monde qui se réaménage à toute allure en « espace de loisirs et de divertissement ». 

Le divertissement, y a-t-il meilleure formule que celle qu’en donne Pascal (né en juin 1623, cela fait tout juste 400 ans !) qui le définissant comme « une activité qui promet le bonheur qu’il ne donne jamais ». J’ai pour ma part baigné dans ces eaux pendant longtemps et avec des moments de bonheur à faire mentir la philosophe mais j’avais rarement le sentiment de me divertir, plutôt d’avoir le privilège de penser sous les étoiles lorsqu’il m’arrivait de me faufiler dans des ruines antiques où l’on entendait réciter des vers oubliés ou jouer des musiques d’il y a longtemps. Mais je suis de la génération de ceux qui se faisaient une gloire de ne pas vouloir bronzer idiot. Je ne dirais pas du reste y être toujours parvenu. 

Enfin l’été c’est le tour de France parcourant ce pays sur une carte imaginaire comme celle de ces écoliers des temps anciens qui découvraient la géographie de leur pays en suivant les étapes du tour. « Tour de France » : quelle belle définition trouvée en un temps où la République cherchait à expliquer l’histoire par la géographie : « la France est un être géographique » (Michelet), où les instituteurs faisaient apprendre la table de multiplication et la carte des départements par cœur. 

Mais le tour de France cycliste c’est aussi autre chose, une belle métaphore de nos aspirations communes. Chaque année il y a un vainqueur et des vaincus, qui ne sont pas forcément ceux de l’année précédente. On peut donc rêver d’une année sur l’autre de renverser la hiérarchie ce qui est l’aspiration constante des hommes et des femmes dans nos démocraties impatientes. Car comme en politique, dans cette course on trouve des montagnes et des vallées, des cols à franchir et des plaines à dévaler, des courses contre la montre et des jours de repos, soit des hauts et des bas, les jours de clameur et des jours d’accalmie. Ce sport admirable nous est cher car aucun comme celui-là ne met en valeur notre goût de la compétition, tempéré par celui de l’égalité qui le combat. En somme il nous faut un champion mais surtout qu’il se fasse oublier pour que « le tour des autres » vienne le plus vite possible. La IVe République avait bien réussi à l’organiser en jeu de massacre : aussitôt élu, aussitôt déchu et à chacun son tour, le vainqueur du jour ne serait pas celui du lendemain. On comprend pourquoi sur la belle avenue des Champs Élysées où se termine la course, nombre de nos contemporains aient rêvé de faire la leur en gilet jaune, pas forcément en vélo, et pas forcément de manière pacifique, mais en résumé le message était bien celui-là : « c’est notre tour ».

Cela aussi « c’est la France » comme le « tour » est l’événement de l’été qui tourne sur lui-même de juillet en août. Alors, la grande boucle se referme au moment où la France s’endort. Espérons seulement que du côté de l’Est un nouveau tyran aux petits yeux fixes ne choisisse ce moment pour nous tirer brutalement de la sieste que ce soit au son des cuivres de Wagner ou des orgues de Staline.

VARIATIONS LITTÉRAIRES SUR LA ROBE DE CHAMBRE

Voici un vêtement que l’on ne revêt que dans l’intimité et qui garantit un temps de confort entre la nuit du pyjama et le jour de l’habit qui sied aux circonstances. Un vêtement du reste qui se porte aussi bien par l’homme que par la femme. Luxe bourgeois, ou manie de sédentaire ? C’est à voir. 

Les choses étaient plus claires au siècle dernier et même avant car ce vêtement de délassement apparaît au XVIII° siècle comme tel, mais c’est au XIX° qu’il devient d’usage plutôt masculin. On connaissait celui que porte Balzac dans la grande statue qu’en fit Rodin où il le représente emmitouflé dans cette houppelande à capuchon comme celle que portent les moines pour la méditation et la prière. Balzac la revêtait la nuit pour son travail de forçat de l’écriture. Diderot avait la même habitude : une robe de chambre qu’il ne faisait jamais laver ; il disait d’elle : «Pourquoi ne l’avoir pas gardée ? Elle était faite à moi ; j’étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner ; j’étais pittoresque et beau. L’autre, raide, empesée, me mannequine. Il n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât ; car l’indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s’offrait à l’essuyer. L’encre épaissie refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents services qu’elle m’avait rendus. Ces longues raies annonçaient le littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille. À présent, j’ai l’air d’un riche fainéant ; on ne sait qui je suis ».  Pas de plus bel hommage à ce vêtement que celui-là. Lisez donc ce petit bijou littéraire, il en vaut la peine.* 

André Gide lui-même se fit photographier en robe de chambre avec un bonnet de nuit sur la tête qu’il avait chauve. C’est que dans ces temps anciens et même au XXe siècle avant la généralisation du chauffage central on avait froid partout dans les maisons et surtout la nuit. Les écrivains insomniaques comme on sait, levés tôt ou bien avant le jour lorsqu’ils étaient rappelés par l’énergie créatrice vers la table et l’encrier n’avaient d’autres moyens que la chaufferette et la robe de chambre pour ne pas mourir de froid.

De nos jours les choses ont changé et en vérité la robe de chambre a disparu des vestiaires au profit des peignoirs de bain lesquels évoquent toujours un peu le sanatorium ou la cure de thalassothérapie, ou alors les cabines de bain de la Belle Époque, à la plage. Paul Morand grand voyageur et bon nageur en était un adepte. Mais c’est suspendus à la patère des salles de respiration dans les stations d’altitude ou emmitouflant le corps des malades venus respirer l’air des montagnes pour des atteinte pulmonaires avant qu’on n’ait éradiqué la tuberculose, que le peignoir, souvent en laine des Pyrénées, connut son heure de gloire. Il avait entre autres adeptes, Roland Barthes ou Thomas Mann ou encore Thomas Bernhardt qui sont peut-être devenus écrivains dans cette housse qui les coupait du monde et les condamnait à lire pendant des mois voire des années avant d’avoir retrouvé leur souffle et leur santé. Ne médisons donc pas du peignoir.

Mais, qui porte donc encore une robe de chambre ? Des attardés, des originaux, des délicats, des bourgeois, des raffinés, des rentiers, des oisifs, où cette forme d’oisifs sur le tard qu’on appelle des retraités aujourd’hui désireux de jouir enfin de ce qu’on imaginait être le comble du luxe en lisant les magazines de l’ancien temps. 

Pour les autres au saut du lit et de la douche le temps d’un petit déjeuner avalé sur le pouce et il est trop tard pour flâner dans la flanelle car il faut partir au travail. Le soir il est trop tard aussi pour enfiler ce vêtement à la différence des Japonais habitués eux à passer au bain puis d’enfiler leur kimono avant de se mettre à table en position de lotus comme on le voit dans les films d’Ozu.

Au fond, ce vêtement d’écrivain de l’aube ou du soir, de l’oisif hésitant entre diverses activités inutiles, procrastinant sa vie des matinées et des journées entières, celui du malade qui ne revêt plus d’habits de ville n’ayant plus de vie sociale à mener, reste le plus secret de nos habits. Chacun y loge son corps selon les circonstances et l’idée qu’il se fait de lui-même lié parfois à la nécessité, parfois livré à sa fantaisie. 

Il est la tenue d’un temps qui s’accordait du temps. Il n’est pas certain qu’il soit toujours d’actualité et c’est dommage car si nul n’aurait l’idée de sortir ainsi vêtu dans la rue, il appelle l’intimité et par conséquent il impose la présence d’un livre avec soi, ou tout autre chose. C’est le dernier souvenir d’un temps où le vêtement s’accordait à l’apparat secret des belles demeures. Avouez tout de même que c’est autre chose que ce jogging qui sent la sueur du sportif du dimanche et le flemmard en pantoufles devant sa télévision. Mais ce que j’en dis est sans doute une nostalgie littéraire qui m’a été inspirée par ce parfait   comédien en robe de chambre ou en burnous berbère qu’était devenu Pierre Loti, ayant amarré définitivement sa barque au port d’attache de Rochefort, transformant sa demeure en musée parmi les tapis, les étoffes précieuses et les déguisements fantaisistes qui le faisaient encore voyager par procuration que je contemplais récemment dans une brochure célébrant son centième anniversaire.

*Regrets sur ma vieille robe de chambre ; à ceux qui ont plus de goût que de fortune.

Diderot