VARIATIONS LITTÉRAIRES SUR LA ROBE DE CHAMBRE

Voici un vêtement que l’on ne revêt que dans l’intimité et qui garantit un temps de confort entre la nuit du pyjama et le jour de l’habit qui sied aux circonstances. Un vêtement du reste qui se porte aussi bien par l’homme que par la femme. Luxe bourgeois, ou manie de sédentaire ? C’est à voir. 

Les choses étaient plus claires au siècle dernier et même avant car ce vêtement de délassement apparaît au XVIII° siècle comme tel, mais c’est au XIX° qu’il devient d’usage plutôt masculin. On connaissait celui que porte Balzac dans la grande statue qu’en fit Rodin où il le représente emmitouflé dans cette houppelande à capuchon comme celle que portent les moines pour la méditation et la prière. Balzac la revêtait la nuit pour son travail de forçat de l’écriture. Diderot avait la même habitude : une robe de chambre qu’il ne faisait jamais laver ; il disait d’elle : «Pourquoi ne l’avoir pas gardée ? Elle était faite à moi ; j’étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner ; j’étais pittoresque et beau. L’autre, raide, empesée, me mannequine. Il n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât ; car l’indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s’offrait à l’essuyer. L’encre épaissie refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents services qu’elle m’avait rendus. Ces longues raies annonçaient le littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille. À présent, j’ai l’air d’un riche fainéant ; on ne sait qui je suis ».  Pas de plus bel hommage à ce vêtement que celui-là. Lisez donc ce petit bijou littéraire, il en vaut la peine.* 

André Gide lui-même se fit photographier en robe de chambre avec un bonnet de nuit sur la tête qu’il avait chauve. C’est que dans ces temps anciens et même au XXe siècle avant la généralisation du chauffage central on avait froid partout dans les maisons et surtout la nuit. Les écrivains insomniaques comme on sait, levés tôt ou bien avant le jour lorsqu’ils étaient rappelés par l’énergie créatrice vers la table et l’encrier n’avaient d’autres moyens que la chaufferette et la robe de chambre pour ne pas mourir de froid.

De nos jours les choses ont changé et en vérité la robe de chambre a disparu des vestiaires au profit des peignoirs de bain lesquels évoquent toujours un peu le sanatorium ou la cure de thalassothérapie, ou alors les cabines de bain de la Belle Époque, à la plage. Paul Morand grand voyageur et bon nageur en était un adepte. Mais c’est suspendus à la patère des salles de respiration dans les stations d’altitude ou emmitouflant le corps des malades venus respirer l’air des montagnes pour des atteinte pulmonaires avant qu’on n’ait éradiqué la tuberculose, que le peignoir, souvent en laine des Pyrénées, connut son heure de gloire. Il avait entre autres adeptes, Roland Barthes ou Thomas Mann ou encore Thomas Bernhardt qui sont peut-être devenus écrivains dans cette housse qui les coupait du monde et les condamnait à lire pendant des mois voire des années avant d’avoir retrouvé leur souffle et leur santé. Ne médisons donc pas du peignoir.

Mais, qui porte donc encore une robe de chambre ? Des attardés, des originaux, des délicats, des bourgeois, des raffinés, des rentiers, des oisifs, où cette forme d’oisifs sur le tard qu’on appelle des retraités aujourd’hui désireux de jouir enfin de ce qu’on imaginait être le comble du luxe en lisant les magazines de l’ancien temps. 

Pour les autres au saut du lit et de la douche le temps d’un petit déjeuner avalé sur le pouce et il est trop tard pour flâner dans la flanelle car il faut partir au travail. Le soir il est trop tard aussi pour enfiler ce vêtement à la différence des Japonais habitués eux à passer au bain puis d’enfiler leur kimono avant de se mettre à table en position de lotus comme on le voit dans les films d’Ozu.

Au fond, ce vêtement d’écrivain de l’aube ou du soir, de l’oisif hésitant entre diverses activités inutiles, procrastinant sa vie des matinées et des journées entières, celui du malade qui ne revêt plus d’habits de ville n’ayant plus de vie sociale à mener, reste le plus secret de nos habits. Chacun y loge son corps selon les circonstances et l’idée qu’il se fait de lui-même lié parfois à la nécessité, parfois livré à sa fantaisie. 

Il est la tenue d’un temps qui s’accordait du temps. Il n’est pas certain qu’il soit toujours d’actualité et c’est dommage car si nul n’aurait l’idée de sortir ainsi vêtu dans la rue, il appelle l’intimité et par conséquent il impose la présence d’un livre avec soi, ou tout autre chose. C’est le dernier souvenir d’un temps où le vêtement s’accordait à l’apparat secret des belles demeures. Avouez tout de même que c’est autre chose que ce jogging qui sent la sueur du sportif du dimanche et le flemmard en pantoufles devant sa télévision. Mais ce que j’en dis est sans doute une nostalgie littéraire qui m’a été inspirée par ce parfait   comédien en robe de chambre ou en burnous berbère qu’était devenu Pierre Loti, ayant amarré définitivement sa barque au port d’attache de Rochefort, transformant sa demeure en musée parmi les tapis, les étoffes précieuses et les déguisements fantaisistes qui le faisaient encore voyager par procuration que je contemplais récemment dans une brochure célébrant son centième anniversaire.

*Regrets sur ma vieille robe de chambre ; à ceux qui ont plus de goût que de fortune.

Diderot

LES PONTS DU MOIS DE MAI

Il y a encore des nuages de pluie sur les longs week-end du mois de mai qui sont la respiration du monde du travail. Les plus malins les étirent comme un élastique au point d’en faire presque des semaines entières de vacances. C’est dire l’addiction des Français aux congés payés et ce depuis le Front populaire. L’affaire de l’âge de la retraite vient de là : atteindre le temps libre, le supposée temps de vivre, qui lorsqu’il vient fait regretter le temps du travail, parce qu’on était jeune, parce qu’on était beau et plein de projets.

Arrivés au terme, quelques croisières de masse et voyages organisés plus tard ces joyeusetés finissent par lasser et on préfère les roses de son jardin (si on en a un) et le plaisir de lire (si l’on n’est pas déjà aliéné aux plates-formes des vidéos en ligne).

Reste l’impératif du présent : on va prendre la route des vacances. Comme il y a bien longtemps le chantèrent des chanteurs oubliés comme Robert Lamoureux (papa maman la bonne et moi) ou comme Charles Trenet (nationale sept). Ceci pour mémoire au plutôt  pour archive car ces rengaines ne sont plus dans l’oreille de personne. On a plutôt les balades américaine des routes trip de la chanson folk. (on the road again)…

À Paris aussi au siècle dernier on prenait la route pour aller à Meudon ou sur les bords de la Marne, dans le Sud-ouest on allait sur la côte,, et du côté de Marseille on allait aux calanques voir son cabanon. Le tropisme maritime allait bon train mais enfin quand on parle de train c’est plutôt la voiture qui avait pris la suite, la voiture chargée d’enfants de valises de paquets, et l’autoroute avec ses engorgement ses blocages qui sont si bien représentés par le film « week-end » de Jean-Luc Godard dans les années 70. 

Et puis cela devint une habitude comme on sait, la voiture fut à la fois l’indispensable outil de travail et le nécessaire moyen du week-end à la campagne ou ailleurs. Qu’on augmente le prix de l’essence et on eut de ces révoltes dont la France est coutumière ; alors ce furent les ronds-points qu’on assiégea. À y bien réfléchir pourtant, le rond-point est le destin de la route qui amène à tourner en rond autour d’un point fixe d’un diamètre plus ou moins large selon nos ambitions nos désirs ou les circonstances qui nous font voyager.

On voit par-là combien la route nous est chère. Notre liberté à tout prendre consiste à se mettre en route, comme l’avaient bien compris les militants d’un parti politique qui s’étaient voulus « en marche », – ils ont modifié depuis leur intitulé sauf erreur en devenant « renaissance », – c’est sans doute plus ambitieux mais moins dynamique car la marche est l’autre façon de se mettre en route. Nos médecins le recommandent : marchez ! marchez ! Et pour peu que vous suiviez l’injonction vous découvriez qu’on marche partout et le plus souvent sur vos pieds. Il n’y a pas un itinéraire, un site même élevé, où vous ne trouviez des marcheurs qui se sont levés avant vous et vous toisent de la hauteur qu’ils ont atteinte les premiers ; même le chemin de Compostelle qui n’est pas le plus facile, est encombré ; c’est dire. On n’échappe pas à notre monde ! Le point élevé, voilà le but de la vie et celui des loisirs, on a l’un ou l’autre et parfois aucun des deux, raison de plus pour être sage et regarder pousser les fleurs de son jardin qui en mai sont une splendeur. 

Pourtant nous n’avons qu’une idée en tête : prendre la route comme si la vie consistait à aller d’un point à un autre dans les meilleures conditions possibles. Tenez en ce moment beaucoup de monde chemine vers les plages ou la montagne et souvent avec une  précipitation qui a fait dire à un humoriste : « l’homme ne meurt pas, il se tue » et pas seulement sur la route, car le temps libre est le temps sans contrainte où l’on abandonne toute prudence élémentaire, où l’on se veut marin en dix leçons, alpiniste en trois courses. Notez bien que je n’ai rien contre le voyage au contraire mais une chose m’a toujours frappé en ces mois de Mai français, c’est ce moment où notre peuple se secoue de toutes les manières, où il change de Président, où il fait la Révolution, où il se rue sur les routes ; c’est un mouvement, une crue irrésistible au propre comme au figuré et c’est sans doute pour ça qu’on y a construit tant de ponts. En juin, en général tout rentre dans l’ordre, diable, il faut préparer les vacances d’été avant de se lancer sur la route heureuse des promesses qui tiennent quelques mois, jusqu’à la rentrée qu’on annonce toujours brûlante, autre façon d’entretenir la canicule qui immanquablement va gâcher les vacances !

CATHERINE DENEUVE, NOTRE STAR FRANÇAISE

affiche du festival de Cannes; A.Lestié cliché ouverture du festival

Chaque année on découvre avec curiosité l’affiche du festival de Cannes qui reste qu’on le veuille ou non le plus grand festival de cinéma du monde même si l’industrie qui le soutient, elle, ne l’est plus depuis longtemps, supplantée par les Majors américaines. Mais le festival de Cannes reste ce qu’il est, la grande vitrine de tous les cinémas du monde car c’est là que se sont imposés les plus grands : les Chinois, Coréens, les Russes, les sud-Américains au même titre que les Européens et les nord-Américains. C’est pourquoi l’ambiance y est sans pareille et que l’affiche ou l’image qui orne la grande façade du palais des festivals fait toujours rêver car elle dit quelque chose du cinéma en général et en France particulièrement.

Celle-ci montre Catherine Deneuve prise sur la plage de Pampelonne lors du tournage du film « la chamade » d’Alain Cavalier d’après Françoise Sagan en 1968, à une encablure de Cannes. Sa silhouette, son visage, son expression saisies par une grand photographe, (Jack Garofalo), séduisent et convainquent.

Voilà bien là notre artiste nationale, notre icône française. Après Jeanne Moreau ou Danièle Darrieux, c’est une de ces femmes qui incarnent le charme et l’élégance française, la mutinerie aussi, l’audace et la séduction. 

Voilà une comédienne qui peut évoluer dans les univers les plus contrastés qui soient, les films de Jacques Demy et d’Agnès Varda, comme ceux de Bunuel, ceux de Truffaut comme ceux de Polanski, ceux de De Ferreri comme de Téchiné en gardant toujours le même mystère, la même distance à ces personnages si différents. Toujours elle-même, toujours multiple, sachant tout faire, danser, chanter, jouer le drame comme la comédie, élitiste et populaire, accumulant les succès. De « Peau d’âne » à « Indochine » de Régis Wargnier (oscar du meilleur film international), reconnue par le 7° art partout, elle sera la vice-présidente du festival de Cannes avec Clint Eastwood, elle recevra une palme d’honneur en 2005 et un prix spécial pour l‘ensemble de sa carrière lors du 61° festival.

Elle partage avec Alain Delon cette capacité d’avoir un rayonnement international et cependant, si elle nous reste proche on hésite un peu à la situer au même niveau que Marilyn Monroe, Marlène Dietrich ou Ingrid Bergman et cependant, voilà qu’à son tour elle devient comme les susnommées l’image iconique de ce grand festival, ce qui n’est que justice.

Qu’est-ce que cela dit de notre rapport au cinéma ? N’est-ce pas, en ce moment où le cinéma traverse une crise et où une grande part de son industrie se déporte sur les plateformes, où les films glissent comme des savonnettes sur le lavabo que les français veulent se souvenir que ce sont eux qui ont inventé l’art cinématographique et tourné des films inoubliables, alors même que leur production de films et leurs équipements de diffusion sont encore parmi les meilleurs, mais que le temps est venu de compter sur ses propres forces et qu’à tout prendre, s’il faut ouvrir les parapluies sous les orages, il vaut encore mieux que ce soit ceux de Cherbourg !

60 ans de carrière ininterrompue et de présence sur les écrans, celle qui passa souriante et provocante sous les sunlights n’aura cessé de nous surprendre. Assez libre pour signer le manifeste des 343 pour la légalisation de l’avortement et en même temps pour signer une tribune au pire moment de #Me-Too pour rappeler que tous les hommes ne sont pas des prédateurs en tant que tels et que la séduction et les jeux de l’amour restent quand même une passion française. Anticonformiste, indépendante, ayant mené sa vie entre ses différents maris, elle incarne la femme libre et indépendante qui aura eu vingt ans ou un peu plus en 1968 et en a conservé la liberté de vivre de dire et de penser. À tout prendre elle est le fil féminin qui aura cousu l’époque à son cinéma, ce cinéma que nous aimons tant et qu’elle incarne si bien, celui qu’adorent les cinéphiles et aussi le grand public ce qui n’est pas si fréquent. N’aura-t-elle pas donné son buste en modèle pour la Marianne de 1985 ? C’est tout dire. Hommage à notre grande star.

mélancolie démocratique

Les Français comme d’autres avant eux, mais eux spécialement, n’aiment rien tant que trouver un Bouc émissaire qu’ils chargeront de toutes les fautes, frustrations, colères du moment. On se souvient ou l’on sait que ce phénomène est apparu dans le monde antiqueet qu’on en trouve trace déjà dans le Lévithique. Il est le moyen de se débarrasser de la violence par la violence et le sacrifice de celui qui est désigné comme cause de tout. Vieux mécanisme et vieille méthode qui ne fut pas sans effet dans la longue histoire des peuples.

Les Français ont ainsi fait avec leur roi, Louis XVI et depuis ce temps, ont lié leur destin à l’impatience démocratique. La IV° République à cet égard fut un modèle. À peine a-t-on élu quelqu’un à quelque haute fonction qu’il faut qu’on l’en décharge en lui faisant porter tout ce qui semble entraver le bonheur du peuple. Illusion populiste on le sait, le gouvernement du peuple par le peuple, directement sans représentants, sans corps intermédiaires aboutit toujours au même désastre : le désordre d’abord, la tyrannie ensuite. Néanmoins la République grâce à sa constitution et à ses lois imposa « le temps nécessaire ». Mais celui-ci paraît de nos jours trop long.

Le président Mitterrand à son époque voulait « donner du temps au temps », depuis cette époque on dirait que la durée s’est envenimée. Nul n’a plus le temps d’attendre. Nos derniers présidents furent précipités vers la sortie sans avoir eu le temps long des grandes réformes de structure et de remise en marche du pays toujours différées et gagées sur une croissance hypothétique ou provisoire. Ce dernier en a un peu plus mais on voit à l’impatience qu’il suscite qu’on le mettrait bien dehors dès lors qu’il ne satisfait pas aux attentes momentanées, hors toute considération de nécessité et de perspective. 

C’est donc le parfait bouc émissaire. Nous n’avons pas avancé d’un pas dans nos mœurs politiques et malgré nos lois, notre État-providence, nous en revenons toujours au même point : il nous faut un bouc émissaire. N’a-t-on pas récemment entendu un député en écharpe vouer notre Président actuel au même destin que le dernier de nos rois ? On se dit que le dérapage verbal a quand même ses limites ! Si par cas on trouve un tempérament qui s’offre à la polémique, qui ne fait pas profil bas, qui fait face à l’adversité, alors on le juge méprisant, insensible et la colère augmente à la mesure des défauts qu’on lui prête. Mais enfin, un peuple intégralement et constamment en colère, cette casserole qui bout sur le feu des médias en ligne ou officiels, qu’on ne parvient pas à attiédir et qu’on transforme en instrument de protestation ensuite  ne dit autre chose que ceci : nous comptons trop sur l’État-providence nourri à l’impôt, aux prélèvements sociaux et à l’emprunt et pas assez sur nous-mêmes.

Nous avions construit un beau modèle social au lendemain de 1945, c’est entendu, mais comme toujours de petites dérives en petits et grands échecs ou erreurs de trajectoire nous en avons affaibli les fondamentaux, chacun le voit bien mais il a été trop souvent indécent de le dire. La prise de conscience collective de la situation est douloureuse on le sait bien, c’est pourquoi le bouc émissaire est une illusion nécéssaire à la croyance en notre bien-être futur et une aubaine pour toutes les démagogies et tous les démagogues.

Mais même le changement de chef n’est plus une assurance sur le futur. On le voit lors des élections présidentielles au taux de participation électoral et on entend régulièrement cette énormité : certes nous avons élu un président, mais c’était par défaut et sans majorité réelle. Mais quoi, le système électoral à deux tours ne conduit-il pas in fine vers une majorité quoi qu’il en soit ? À dénier ainsi la réalité, c’est le mécanisme démocratique que l’on invalide. Voit-on bien où cela nous mène ? Car demain sera comme aujourd’hui ; on pourra faire toutes les réformes électorales qu’on voudra on retrouvera ce qui nous mine et nous transforme, ce qu’un sociologue a défini comme notre difficulté à nous unir dans un effort commun. Il en résulte cette « archipélisation », soit l’émiettement du corps social en une multitude de causes de croyances et d’intérêts qui ne peuvent se coaliser tous ensemble que lorsqu’ils rassemblent ceux qui ont le sentiment d’être unanimement maltraités.

Ce qui m’inquiète et me préoccupe c’est que dans un tel contexte ce qui nous lie et nous relie dans ce beau pays qui est le nôtre ce sont les passions tristes, les peurs, les colères qui entretiennent en nous le sentiment permanent de l’injustice sociale et ce avec un État qui prélève et redistribue une part de la richesse nationale parmi les plus élevées des pays du monde. Ce que je dis est banal et connu mais l’observation qu’on en peut faire est navrante. Sommes-nous vraiment devenus ingouvernables, ou gouvernables seulement lorsque l’on a renoncé à toute réforme, c’est la question courageuse et lucide qu’il faut se poser.

Les anciens ont déjà eu ce problème à résoudre et puis un jour ils ont cessé de lapider leur chef, ont détaché un bouc de son enclos, l’ont lâché dans les rues de leur ville et l’ont lapidé, ils avaient inventé le bouc émissaire, c’était déjà une preuve de civilisation, mais je suis certain qu’aujourd’hui la mise à mort d’un animal (qui n’est plus à l’heure du jour, ni dans nos mœurs anti-spécistes) ne résoudrait rien. Considérons alors que la mort symbolique par réseaux sociaux et manifestations publiques a aussi sa propre force d’apaisement ou de lassitude mais disons-nous tout de même que ce n’est pas cela qui ressoudera un vieux pays qui donne l’impression d’avoir perdu confiance en son avenir alors que le monde avance sans tenir compte de lui et de ses querelles nationales permanentes.

Il y a des jours comme ça où je regarde l’actualité défiler sur les écrans avec une mélancolie toute …démocratique . 

LA MAIN TREMBLANTE

Faut-il encore rappeler devant cette fébrilité à légiférer vite qui semble atteindre nos dirigeants comme soucieux d’écarter les orages d’un côté avant qu’ils ne surgissent de l’autre, ce bon conseil de Montesquieu dans Les Lettres Persanes : « il ne faut légiférer que d’une main tremblante » surtout lorsqu’il s’agit de la vie et de la mort.

Voici qu’on propose de reprendre au bond les travaux d’une « convention citoyenne » de  184 membres constituée en septembre 2022 qui vient de rendre un rapport sur la question de la fin de vie au Président de la République avant que cela ne préfigure une loi qui amplifie et complète la loi Claeys-Leonetti du 2 février  2016.

De ce que l’on sait de ce rapport c’est qu’il insiste sur la nécessité de développer partout l’accès aux soins palliatifs pour apaiser les souffrances et accompagner les malades vers leur fin inéluctable lorsqu’ils souffrent d’un mal incurable. Cela est bien, mais si on envisage un plan décennal sur le sujet, c’est assez dire que les conditions ne sont pas encore réunies pour un tel accès avec l’hôpital en déshérence, la multiplication des demandes car l’accès à de tels soins n’est pas possible partout.

Il semble en outre que cette amélioration de l’accompagnement, soit en soi une ouverture à « l’aide active à mourir » certes en respectant « le libre choix de chacun » de décider de sa mort par accompagnement sur le chemin de la sédation profonde et continue, mais avec les risques que cela peut entrainer pour les personnes vulnérables. Outre que ce geste lorsqu’il devra se produire posera de sérieux cas de conscience aux soignants on peut aussi s’inquiéter des « tentations » dans une situation où le système de santé est parfaitement tendu comme on l’a constaté récemment lorsqu’il fallut dire qui on choisissait de sauver au pire de la crise du COVID.

Sur cette lancée et dans la logique des choses, se pose la question de légaliser « le suicide assisté » d’abord et « l’euthanasie » ensuite ? La volonté du patient est requise dans tous les cas, dit-on mais on voit bien sur quelle ligne de crête on s’apprête à marcher.

Comme on le sait, toute nouvelle loi crée de nouveaux usages et appelle à son extension. Songeons par exemple à l’IVG et à ce qu’en disait madame Veil en 1975, qu’elle doit être « une exception et un ultime recours pour des situations sans issue sans que la société paraisse l’encourager ». Nous en sommes bien loin, ce droit est devenu un droit des femmes à disposer librement de leur corps, le délai de prescription est maintenant de 9 semaines et on songe à l’inscrire dans le marbre de la constitution. Qu’en dire à ce stade ? Rien d’autre que : « c’est la loi » ! Si demain on en vient à l’euthanasie ce sera la même conclusion : « c’est la loi ». D’autres pays l’ont fait, alors pourquoi pas nous ? Chacun y verra un progrès ou non mais l’exception est devenue la règle du possible et même du conseillé sur laquelle veillent ceux et celles qui militent en ce sens.

Si le droit de mourir doit suivre le même chemin, l’homme s’affranchirait peu à peu de toutes ses déterminations naturelles, il deviendrait maître absolu de son apparition sur terre et de sa disparition. Sauf qu’entre les deux apparaît la conscience et que celle du départ implique la réflexion sur ce passage, la possibilité d’un choix par réflexion.

Un passage sur terre. C’est assez dire que ce n’est une fin en soi que pour tous ceux qui ne croient pas à une vie après la mort. Qu’on nous permette cette réflexion en ces temps de Pâques. 

Or, s’il est une civilisation qui a posé en son centre l’idée d’une vie après la mort, c’est bien la civilisation occidentale en ce qu’elle est (peut-être faut-il déjà dire qu’elle fût) une « civilisation de l’âme ». De Platon aux Chrétiens, de la philosophie à la religion, les occidentaux ont posé comme principe le « souci de l’âme », la permanence du principe spirituel qui habite puis quitte les corps. Sinon pourquoi « tant de tombeaux de vers et d’épitaphes » ? Et même si Socrate concède que l’immortalité de l’âme est « un beau pari à courir », il ne va pas vers l’issue sans débat. Dans le temps on enseignait en classe de philosophie que « philosopher, c’était : apprendre à mourir » et le Phédon de Platon est tout entier occupé de cette question : Que devient l’âme après la mort ?

Mais l’âme, qui s’en soucie encore à part les chrétiens peut-être ? On veut soulager la souffrance c’est essentiel, mais que fait-on de l’espérance et qui accompagne le passage à l’heure où l’on ne meurt plus chez soi et le plus souvent seul loin des siens. La sédation par perte de conscience est une bonne chose lorsque le terme est inéluctable, mais qui va tenir la main, chuchoter les dernières paroles, fermer les paupières et donner le baiser du départ de ceux qui nous quittent ? Là-dessus la loi est muette et c’est normal, mais la question reste ouverte et elle est sociétale tout autant que religieuse. Elle est sociétale en ce qu’elle donne bonne conscience à ceux qui abandonnent leurs ainés au départ sans souffrance, elle est religieuse en raison de « la sortie de la religion » qui caractérise notre temps. Compassion collective et solitude individuelle. Comme on sait : on meurt seul, mais parfois accompagné.

Je lis par ailleurs que cette loi sur la fin de vie ouvrirait « une voie française vers la mort ». J’y vois un sombre présage, j’aimerais tant que l’on légifère aussi sinon plus sur une voie française vers la vie, à vivre mieux et plus longtemps. Mais je ne ferais pas de mauvais esprit et je n’accable personne, seule la précipitation m’inquiète. Ceux qui devront voter la loi devront le faire en leur « âme et conscience » comme on dit.