LE GOUT DE LA BROCANTE

Ces temps derniers, mes pas me guidèrent vers une de ces foires à la brocante qui égaient les localités qui s’y livrent le temps d’un Week-end. 

Comme le goût du patrimoine, le goût de la brocante, est une passion partagée par les Français. Le passé des objets nous passionne comme la dernière trace de ce qui restera quand nous serons plus là, c’est le vrai thermomètre du passage des générations et chaque chineur est comme un archéologue à se demander, à quelle improbable tribu appartiennent ce jeu de quilles de neuf, ou ce joug orné de décorations qui évoque quelque procession en l’honneur de Bacchus !

Passionnant inventaire à la Prévert, il y a là tout ce que l’invention ou la fantaisie des hommes a pu fixer dans des formes improbables pour des tâches inconnues. : Ces moulins à café où l’on ne broie plus le grain, ces théières ou cafetières, ces chocolatières dont ne coule plus aucun breuvage, mais qui sont là comme un rappel de rites et de rituels autour desquels s’articulait une vie sociale qui a disparu du temps où l’on prenait le temps d’avoir le temps.

Ces services de table, ces draps brodés, ces serviettes à initiales monogrammées évoquant les tables de fête, de première communion ou de mariage à la campagne, traduisent un confort et une richesse qui se mesuraient à la dot de la mariée. Ces linges anciens encore neufs et déjà vieux sortis du silence des armoires, cette vaisselle dépareillée au décor de Chine ou d’Orient, ces couverts, plaqués d’argent datant d’une époque où l’on naissait ou pas une cuillère d’argent dans la bouche, – avant que les médecins n’expliquent que les cuillères en plastique étaient plus adaptées pour nourrir les bébés sans blesser leurs gencives délicates -, ces timbales en argent que l’on offrait à la naissance et qui gisent en vrac dans une corbeille pour quelques euros : qu’en dire ?

Jetant un œil distrait sur les vieux livres en imaginant leur poids, leur encombrement et songeant à ceux qui, infidèles à leurs auteurs, les ont envoyés ainsi au négoce de deuxième main, après les avoir peut-être aimés. Il en est du destin des livres comme du destin des humains, le plus beau titre ne garantit pas de la longévité ni de la fidélité des lecteurs. Adieu Colette, adieu Nerval, adieu Anatole France, adieu Max Gallo dont j’ai vu une collection entière abandonnée, adieu les beaux livres cartonnés ou les belles reliures qui intéressèrent un temps ceux qui voulaient donner à penser que leur bibliothèque avait la profondeur des siècles. On vous regarde distraitement, on vous feuillette parfois, on vous soupèse et on vous laisse sans même demander le prix ou alors en l’ayant vu écrit au crayon à la deuxième page et l’on s’en va. Adieu tableaux, chromos, paysages et visages inconnus, plus proches de la croute que du musée, adieu les estampes, les gravures sous leurs vieux encadrements qui font tellement XIX° !

On leur préfèrera un inutile broc, seau ou pot de terre où mettre un bégonia, on aura un coup de blues devant une vieille automobile rouillée à pédales, un jouet qui rappelle le temps où on rêvait de l’automobile et où les jouets ne venaient pas tous de Chine et où l’on écoutait des rengaines en microsillons 78 tours sur un phonographe à pavillon.

Mais voici plus intéressant, voici le monde de vieux outils nettoyés, lustrés, brillants comme il faut, prêts pour le musée des arts et traditions populaires : outils de menuiserie, de ferronnerie, ou d’ébénisterie si finement réalisés qu’on se disait que le travail de ceux qui les ont faits, pour peu qu’ils ressemblent eux-mêmes à ces outils devaient être de fameux artisans. Depuis, l’outillage, pour ce qu’on en sait est devenu commun, fabriqué en série, usiné par des machines, n’évoquant plus le travail de la main que par habitude et parce que la finalité du travail qui fait le chef d’œuvre (comme on dit encore chez les Compagnons du devoir), y atteste du savoir-faire. Depuis ce temps, la créativité de l’ouvrier d’art a disparu de l’usage des objets qui nous encombrent au quotidien. Leur valeur d’usage a disparu sous leur valeur d’échange comme dirait K.Marx !

C’est que la brocante est un monde en réduction, un monde rassemblé en objets, voilà au fond notre mémoire matérielle, voilà nos attaches sentimentales ; et l’on marche, on déambule, curieux, nostalgique ou pressé de faire la bonne affaire. Et les gens repartent les bras chargés de choses inutiles qu’ils auront acquis, pour quelques billets. 

On a de la tendresse pour ces lieux de mémoire, qui sont comme les cimetières où persistent nos souvenirs. Les plus jeunes viennent chercher la surprise ou la bonne affaire, les plus sensibles retrouver des émotions, chacun à son affaire et les marchands pour peu que le chaland ne soit pas chassé par la pluie y trouvent eux, leur content. Au fond, à une époque où l’on a du mal à se rattacher à un passé qu’on nous présente toujours de la plus sombre des manières et qu’on n’enseigne plus qu’avec prudence dans les écoles, de peur d’offenser, tout un chacun, il y a dans ce bric à brac, ou chacun peut faire son marché sans offenser quiconque, comme une porte vers l’authenticité et la créativité de ceux qui nous ont précédé et ont su créer une société vivable d’où sort cet art populaire qui nous fascine encore. 

« Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer, » disait le poète Lamartine. Ma foi, voilà qui résume bien une promenade matinale et dominicale.

DES ŒILLETS POUR AMALIA.

Le Parvis n’avait pas encore un an, il avait dressé ses tréteaux à Tarbes dans l’enceinte du centre commercial Méridien, c’était il y a 50 ans. En avril de cette année-là, le Portugal de Salazar faisait sa révolution douce (peu de morts) qu’on appela : « la révolution des œillets » au motif que les fleuristes de la ville offrirent ces fleurs aux soldats insurgés à partir d’un malentendu semble-t-il (un restaurateur qui les avait commandés pour son établissement). Il n’en faut pas davantage pour une légende.

Dans cette première saison du Parvis, on trouvait déjà Léo Ferré et Amalia Rodrigues.

Deux immenses chanteurs, l’un anarchiste, l’autre pas.

Et c’était là le malentendu, mais attendons la suite.
À 50 ans, Amalia de Piedade Rebordoão Rodrigues était déjà la reine du Fado, l’idole d’un peuple et de son énigmatique dictateur Salazar qui l’invitait aux cérémonies officielles et voulait en faire son ambassadrice culturelle. Nul ne s’avisait alors qu’Amalia, loin d’être une artiste au service d’un pouvoir était aussi une artiste qui faisait évoluer le genre et venait en aide aux intellectuels souvent opprimés comme elle le chante dans cet air « fado de Peniche » (nom d’une prison célèbre) mais qu’importe ; en 1974, l’image du Fado était bien celle d’un chant réactionnaire que les détracteurs citaient dans les 3F (Fado, Fatima, Football) pour désigner les outils d’aliénation du peuple. Cependant, chaque portugais au fond de son cœur ressentait bien que cette musique exprimait la tonalité de son âme mélancolique et résignée devant les malheurs de l’existence. Le fait est qu’à l’époque les gens se divisaient entre les partisans du Fado (les fadistes) et les partisans du « chant d’intervention » les révolutionnaires.

La chose n’avait pas échappé aux programmateurs du Parvis qui, décidant de faire une semaine en hommage à ce Portugal qui se libérait tardivement de sa dictature invitèrent à la fois la grande Amalia et le chanteur Luis Cilia auteur du chant connu : « Portugal résiste ». Soit l’icône de la chanson portugaise et le jeune porteur du chant révolutionnaire. Indépendamment du fait que le Fado, comme le Tango apparaissait comme une forme artistique supérieure dans laquelle la voix trouvait sa pleine expression et sa dimension d’humanité supérieure. Du reste, le Fado, celui d’Amalia (réinvitée plusieurs fois au Parvis) mais aussi quantité d’autres comme Amalia Moura, Mariza, Cristina Branco, Misia parmi les meilleures qui foulèrent la scène la scène tarbaise au fil des saisons, devint un choix du cœur.

Ce soir-là était donc le premier de la rencontre avec Amalia. La salle était pleine et le public vibrait, chantait, à croire que tous les Portugais de l’endroit s’étaient donné rendez-vous, venant grossir une foule qui s’agglutinait aux guichets. Cela avait déjà été le cas la veille pour le concert de Luis Cilia, mais là, il y avait une attente, une nervosité et comme un malaise perceptible.

Lorsque la Diva entra sur scène, un grand silence succéda aux applaudissements. Le public de Tarbes comme celui de Lisbonne quelques semaines plus tôt allait-il lui demander des comptes ? Elle avait à peine entamé sa chanson « Casa Portuguesa » que des voix l’interrompirent en réclamant qu’elle chante le nouvel hymne de la révolution, celui qui avait été le signal radio du déclenchement des évènements : « Grândola Villa morena » du chanteur José Afonso qui avait été invité à la fête de l’Huma à Paris quelques semaines plus tôt. ( Grãndola villa morena/Terra da fraternidade/O povo é quem mais ordena/Dentro de ti, ó cidade). Alors on vit la chanteuse s’avancer à l’avant-scène vers ses compatriotes et murmurant l’air demandé se mit à faire chanter la salle. Elle avait payé le prix. Nul ne doutait plus de la réalité de son engagement pour les prisonniers et les intellectuels de son pays. Elle avait enfin levé le voile, elle chantait avec la salle ou plus exactement elle fit chanter à la salle les fados les plus populaires, ceux de son répertoire et les autres. Brusquement l’ambiance avait changé, c’était la folie, les retrouvailles, le bonheur d’être ensemble, moments rares auxquels les programmateurs de spectacles assistent parfois. J’ai encore dans l’oreille les fados : « Barco Negro », « Mi Florela », Lisboa Antiga ». La bouderie était finie, Amalia retrouvait son peuple et le peuple sa Diva et la soirée n’en finissait pas comme elle doit encore durer dans la mémoire de ceux qui y ont assisté.

Amalia reviendra souvent et toujours dans la prestance qui était la sienne, avec cette voix à déchirer l’âme et cette infinie tristesse qu’on associe à tort ou à raison à l’âme portugaise dans le chant comme dans le cinéma d’Oliveira par exemple (autre cinéaste adoré au Parvis). Au fil des ans et des tournées nous sommes devenus un peu plus familiers. Elle se livrait parfois à des confidences sur ses premiers voyages et tournées à Paris lorsqu’elle devait venir avec le train et la valise, s’arrêter à Hendaye et respirer la liberté et le bonheur de venir chanter à Paris (c’est elle qui racontait ça). Le plus souvent le consul du Portugal venait de Bayonne la saluer et l’inviter à souper, des repas qui n’en finissaient pas, car Amalia comme beaucoup d’artistes était insomniaque et avant que l’énergie déployée sur scène se soit apaisée, il lui fallait du temps.

Un soir donc où je la ramenais à son hôtel (le Foch à Tarbes) elle me déclara qu’elle ne pourrait s’endormir qu’avec Fred Astaire et devant mon air interloqué, elle sortit un DVD de sa valise et me le tendit en disant : j’espère qu’il y a un lecteur de DVD dans la chambre. Il était 2h du matin ! On imagine mon embarras. Trouver un magnétoscope dans cet hôtel était impossible. Il fallut réveiller le propriétaire et le convaincre de prêter celui de son propre salon pour satisfaire aux caprices d’une Diva. Je mesurais au passage ce que ce métier comporte comme obligations inattendues. Ce directeur d’hôtel fut non seulement serviable mais plus encore. Combien de ses semblables auraient préféré rester tranquillement au lit, celui-là mérita ce soir-là la palme de la courtoisie…et Amalia put sans doute trouver le sommeil au rythme des entrechats du célèbre danseur. Ce soir-là je commençais à toucher du doigt une chose qui je constaterais souvent : la vie des artistes de la scène est une solitude hantée par l’art et qui ne peut s’apaiser que par l’art et l’approbation d’un public.

FRÉDÉRIC MITTERRAND AU PARVIS LE 3 MARS 2012

À l’invitation de son maire Gérard Trémège, c’est le 3 mars2012 que le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand, après bien d’autres vint visiter la Scène nationale du Parvis, rencontrer son personnel et ses dirigeants et se plonger dans la connivence de ceux qui partagent le même amour de l’art, de la culture et singulièrement du cinéma mais aussi de la littérature.

La visite s’est déroulée en présence du Préfet des Hautes-Pyrénées, du Président du Conseil départemental Michel Pélieu et de Jean Glavany ainsi que d’autres personnalités politiques et culturelles dont les membres du Conseil d’administration de l’établissement Haut-Pyrénéen.

Au cours de cette visite Marc Bélit a eu l’occasion de retracer devant lui le passage dans la cité Tarbaise du grand écrivain et critique Jean Paulhan qui y fit son service militaire et qui, étonné un jour qu’il traversait le célèbre Jardin Massey s’était avisé d’un écriteau stipulant qu’on ne pouvait traverser ce jardin avec des fleurs à la main (sous entendu qu’on ne pouvait les prélever dans les parterres) avait trouvé là la parfaite métaphore de la place de poètes dans la vie et en avait fait le titre d’un pamphlet célèbre intitulé: « les fleurs de Tarbes ou la terreur dans les lettres ». L’occasion fut ainsi de pouvoir offrir au ministre une édition originale de l’ouvrage.

https://www.dailymotion.com/video/xpbr9f

cliquer sur le lien pour ouvrir la vidéo

LA JOCONDE EN A SOUPÉ

Comme toujours, c’est de la juxtaposition des idées ou des situations que nait l’interrogation qui donne à penser. Ainsi ces temps derniers je me sentis alerté par la concomitance de deux évènements singuliers.

Le premier est cette habitude de jeter de la soupe ou autres liquides sur les tableaux dans les musées qui semblent donner aux hurluberlus qui s’y livrent comme une forme de notoriété imbécile dont les photos qu’ils en tirent atteste largement de l’effet. Concours de jeteurs de soupe, on se croirait à la foire, n’était la volonté de profaner ou dégrader pour attirer l’attention sur soi. Peine perdue, cela n’amuse que ceux qui s’y livrent et n’intéresse que ceux qui en sont choqués, les autres continueront à faire des selfies devant Mona Lisa au Louvre une fois la vitre essuyée, ce n’est pas mieux.


Mona Lisa justement, le nom de ce tableau est devenu sous la forme d’un roman « les yeux de Mona » un vrai phénomène de librairie qu’on s’arrache dans le monde entier (60 traductions à ce jour dans autant de pays). Or de quoi traite cet astucieux roman ? de ceci : une petite fille de 9 ans qui se prénomme Mona apprend qu’elle va perdre la vue, elle n’a plus que 52 semaines pour voir encore la beauté du monde. C’est le temps que son grand-père va consacrer à lui faire découvrir chaque mercredi après l’école une œuvre d’art dans un musée avant qu’elle ne puisse plus voir. Voilà le « pitch » comme on dit, voilà l’histoire, voilà le conte. 

Et c’est ainsi que se déroule ce voyage initiatique dans l’univers de la peinture en 52 tableaux dans les meilleurs musées parisiens (puisque nous sommes à Paris). On suit ce voyage entre deux êtres que lie une affection sincère, on lit un récit simple, érudit, captivant, on se pose les questions que tout un chacun peut se poser devant un tableau ancien comme devant un Soulages ou un Duchamp. La petite fille c’est nous, nous tous un jour devant un tableau qui nous parle, qui nous questionne, qui demande à être reçu par nous. C’est un discours simple qui passe par la description et par l’émotion, pas jargonnant pour deux sous, il touche, va au cœur, c’est de la bonne pédagogie, vulgarisation diront certains, et tant mieux. Si on veut aller plus loin on lira Daniel Arasse (« on n’y voit rien » chez Denoël : l’indépassable réussite dans le genre) ! Les formules fusent, la Joconde nous dit « le devoir d’être heureux », et ainsi de suite. La petite fille devient de plus en plus savante, de plus en plus aimante, sensible à la beauté du monde en passant par la beauté des œuvres d’art.


On se dit : ce n’est pas celle-là qui aura l’idée saugrenue d’aller jeter de la soupe sur les tableaux ! Elle a mieux à faire, elle a compris l’importance de l’art pour la vie. On se dit encore : mais voilà ce qu’il faut faire, mettre ce livre dans les bibliothèques scolaires, maintenant qu’on y enseigne l’histoire de l’art. Pas sûr que cela suffise ! L’école est là pour nous faire apprendre à connaître, la culture dira Malraux à nous apprendre à aimer. Et ce qu’on aime, on le respecte. Vous voyez ce que je veux dire.

Pourtant à rapprocher ces deux situations on se dit qu’aujourd’hui il n’est plus si certain que cela qu’on apprenne le respect de la culture et de la beauté, mais bien plutôt le droit de la révolte. Ah ça, on ne peut pas dire que ça fasse défaut ! Et il y en a des causes et des raisons de se révolter quand on est adolescent ou qu’on l’est resté

Voyez-vous, moi je décèle dans ces comportements, la progression de l’inculture, la barbarie ultraconnectée . Le selfie des touristes et la manif des militants qui s’en prennent aux tableaux, c’est un peu la même chose, on ne vient pas voir mais se faire voir ou valoir. Se doutent-ils ceux-là et leur a-t-on enseigné un jour que le Beau est la plus grande conquête de l’Occident ? Qu’il n’existe pas dans les autres cultures sinon par assimilation et par malentendu. Le beau est la forme que l’esprit de l’artiste impose à la matière et ainsi nous la rend visible dans l’œuvre. Par extension il nous fait voir la nature comme une œuvre d’art. C’est cela et bien d’autre chose la culture, c’est cela qu’on a transmis de génération en génération depuis le monde Grec. Kant disait que le beau hante le monde sans s’y compromettre et Malraux encore lui que la culture ne s’hérite pas mais se conquiert.

Il va sans dire que ce n’est pas avec une soupière à la main. Tristes temps que les nôtres   où l’on torture et l’on tue, et ou pour finir on veut faire tomber les statues et défigurer les œuvres d’art. Allons ministres, enseignants et autres, réveillez-vous il est grand temps. La culture est la dernière façon de faire monde avec nos semblables en réapprenant à aimer ce que nous sommes et ce que nos artistes ont fait. Quant à moi, je suis bien convaincu que punir des imbéciles ne sert à rien, il faut leur ouvrir les yeux, c’est plus difficile. Le livre dont je viens de vous parler, dans la modeste mesure de ses moyens, y parvient parfaitement.

Alain LESTIE peintre français

« In Memoriam »

Il est des matins qui sont voués au chagrin. Rien n’y fait, ni ce redoux qui donne des airs de printemps au pied des Pyrénées que l’on ne voit plus comme des pistes à descendre ou des parois à gravir mais comme un paysage fait de bleu et de blanc, comme un décor unique, un fond de peinture sur lequel viennent s’inscrire les paysages et les visages.

Et justement, c’est celui d’un peintre qui pour moi s’inscrit ce matin au fond de mon regard intérieur.

Alain Lestié le peintre des glacis et des surfaces lisses, le peintre des rébus et des citations, des images fragmentées, le peintre qui avait inventé une manière d’être peintre et penseur, (le philosophe J-M Pontévia écrira longtemps sur son œuvre), celui qui était à la fois dans la philosophie, la poésie et la haute connaissance de ses devanciers les artistes, nous a quittés à l’âge de 79 ans.

« À bout de souffle » au sens propre nous ont dit ses proches. Pas de meilleure description pour un fou de cinéma aussi. Il est mort dans cette ville du cinéma, Cannes sa ville depuis 30 ans, où il avait pensé que la vie serait plus douce moins humide en tout cas que Bordeaux ou son Hossegor de naissance. Ce n’était pas un homme de mer, d’embruns ou d’océans, c’était un méditatif à la manière de Valery du Cimetière marin dont me reviennent ces vers : « ce toit tranquille où marchent les colombes, entre les pins, palpite entre les tombes »…la méditerranée lui aussi, il l’aima comme cela, au point de demander que ces cendres soient répandues sur un des îles de Lérins qui figurent dans tant de ses tableaux.

Je me souviens de ce dessin au crayon « sfumato » intitulé « ad ultimum spiritum » qui reprend ces mots dans leur latin d’origine. Lui, le cérébral savait bien que la peinture aussi est une question de souffle. Peindre : « atmen » respirer, disait aussi Paul Klee.

Il connut la gloire très jeune, trop jeune peut-être : exposé à Beaubourg avec la jeune création française dans les années soixante-dix, prix de la biennale de Paris en 1967, il entre dans la prestigieuse Galerie de France , il est présent au pavillon français de la biennale de Venise en 1978. Il sera exposé dans nombre de galeries,  Peter Finlay à New-York , galerie Birch à Copenhague, entrera dans la collection du FNAC et du FRAC, puis peu à peu son chemin le mènera de plus en plus à s’écarter, à suivre une voie qui n’est pas un courant, qui lui est propre, qui lui est chère. Ses amis sensibles à cette recherche le suivront, l’aideront parfois. Elle le mènera jusqu’aux bords de la méditerranée où il peindra encore de superbes tableaux en couleur.

Et puis, mystère, il passera au dessin noir et blanc, grands formats, avec ce crayon « sfumato » qui évoque Léonard de Vinci. Pourquoi cette œuvre au noir lui demandait-on ? Mais c’est la même chose répondait-il, la même chose que la couleur, le tableau autrement. Il s’y tiendra pendant près de 30 ans, exposant régulièrement à sa galerie de Nice ou à Bordeaux, enfermé dans son silence, sa méditation, sa gravité, sa profondeur. Seuls les titres de ces nouvelles œuvres faisaient le lien avec les anciennes. « In Memoriam » titrait-il souvent, comme s’il était déjà passé de l’autre côté. C’est ce que nous retiendrons et qui nous cause tant de chagrin.