Sentiment de gêne devant cette déferlante de l’apitoiement généralisé. Une photo (terrible, mais pas davantage que d’autres) d’un enfant mort sur une plage, a servi de déclencheur à une émotion retenue qui s’est soudain libérée sous l’effet accélérateur des média de masse tournant en boucle, des journalistes sommés de suivre (et bien peu l’ont fait avec réserve) et de l’opinion publique chauffée à blanc. Combien de SMS reçus où l’on vous demande, vous somme, de signer pour les réfugiés, de vous engager pour des mesures immédiates et définitives et si vous ne le faites pas illico presto, vous n’avez pas de cœur.
Certes, certes, c’est bien d’avoir un cœur, ce n’est pas mal non plus d’avoir un peu de tête, un peu de réflexion dans cette démocratie d’opinion qui carbure à l’émotionnel et au compassionnel. Il me revient en mémoire cette maxime de Spinoza : « non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere. » En bon latin cela signifie qu’il ne faut pas rire, mentir ou dénoncer mais comprendre. On ne saurait mieux dire. Prenons froidement les faits, il y a le symbole et la statistique : le symbole c’est cet enfant mort, comme hier ce tunisien qui s’était immolé par le feu, ou encore Gavroche sur les barricades. C’est excellent pour la photo, intolérable pour le regard (chacun pense à ses enfants), excellent pour faire la morale aux autres, intolérable pour l’inertie des pouvoirs publics qui du reste se sont mis en mouvement sous ce mouvement d’indignation, spontané et organisé. La statistique c’est actuellement 350 000 personnes arrivées en Europe et le double en fin d’année et 4 millions dans les camps aux frontières du conflit. Il faut mesurer l’ampleur du phénomène et de ses conséquences possibles. Eh oui, la réalité est sinon double, du moins complexe, en tout cas elle devrait conduire tout esprit sensé à placer son aspiration à la solidarité dans un contexte un peu moins émotionnel et spontané, car on sait ce qu’il en advient : dans un mois, les problèmes resteront mais l’indignation nous aura emmenés ailleurs ! Qu’on me comprenne bien, je ne dis pas qu’il ne faille venir en aide à ces réfugiés, au contraire, ils ont partis en masse, ils sont là, on ne peut les ignorer et ce qui s’organise, malgré tout en Europe (qu’on ne cesse d’accabler de tous les maux à tort et à travers) permet de faire petit à petit face au problème. Les allemands qui sont en première ligne, avec réalisme, y voient un soutien à leur économie florissante et à leur courbe démographique vieillissante, tant mieux. Chaque peuple a ses problèmes et passée l’indispensable solidarité, il faut penser à la suite, car ce mouvement peut très bien ne pas avoir de fin comme on le voit à Calais et ailleurs. Mais le problème posé par cet exode est de savoir comment il s’est constitué, et quelle est la responsabilité, non de l’Europe, mais de certains États dont la France. On n’a voulu, en France, voir dans les « Printemps arabes » (encore une invention médiatique commode) qu’une sorte d’insurrection contre les dictatures et une aspiration à la démocratie. C’était sans doute le cas pour la classe moyenne éduquée et brimée en Tunisie, mais on n’a pas vu le travail de fond du mouvement islamique qui cherchait depuis longtemps à ébranler ces régimes qui brimaient leur accession au pouvoir. Et derrière ces mouvements confessionnels, qui trouvait-on sinon l’Arabie Saoudite salafiste, le Quatar (notre ami le Quatar !) et la Turquie de M.Erdogan, comme on s’en est un peu tard rendu compte. Cet État islamique fait grandement leurs affaires, jusqu’à un certain point malgré tout, car il faudra limiter sa puissance. Or, ce sont théoriquement nos alliés. Cherchez l’erreur. La France, souvent stimulée par nos vat-en- guerre médiatiques à chemise blanche et verbe haut (suivez mon regard) s’est jetée étourdiment dans ces conflits en Lybie. Ensuite, on a soutenu l’idée qu’il fallait faire la même chose en Syrie avec Assad et encourager des populations à se soulever contre le tyran en les armant. Sauf que le dit tyran (soutenu par l’Iran et la Russie) a résisté et que ces populations soulevées se sont très vite trouvées prises en étau entre ses forces armées loyalistes et le Daesh. Ce sont ces populations, principalement, qui fuient la guerre aujourd’hui et viennent se réfugier chez nous. Nous voilà mal. Entre faux alliés, mauvaise appréciation de la géopolitique, nous n’avons en fin de compte que l’indignation morale à opposer aux calculs froids des islamistes. « Révolution arabe » ? On a vu ce qu’il en est advenu en Egypte qui n’a retrouvé son équilibre que par une nouvelle dictature (élue certes), mais militaire. Ne serait-il pas temps de considérer qu’entre la déplorable et catastrophique incursion américaine en Irak (où pour une fois, la diplomatie française a su se montrer lucide) les aventures en Lybie et les improvisations en Irak et en Syrie, l’occident ait enfin une politique un peu visionnaire, moins idéologique et surtout plus réaliste, si l’on veut tarir ce mouvement de migration qui pour l’instant est accueilli avec enthousiasme, mais qui, demain, n’en doutons pas sera ressenti différemment. Merleau-Ponty disait des pacifistes lors de la dernière guerre que c’étaient des gens qui avaient pour la paix, un amour de faiblesse. On peut dire aussi la même chose pour tous ceux qui veulent soigner les conséquences sans traiter les causes. Alors, n’avons-nous pas de cœur en n’ajoutant pas notre couplet d’indignation au flot de compassion qui se déverse sur le monde ? À chacun d’en juger. Il reste qu’on attend des États et des politiques autre chose que des tweets de compassion, des actes, une clarification géopolitique et une stratégie qui ne soit pas à courte vue. On n’a pas l’impression jusqu’ici qu’on en prenne le chemin.