Oser dire : « moi aussi cette mort me touche », est déjà en soi un peu prétentieux. Elle me touche comme des milliers de gens, en tout cas, comme ceux qui ont vu, découvert, aimé ses films si singuliers.
Un homme qui meurt à cent-six ans, c’est déjà inhabituel, d’autant plus s’il a construit son œuvre dans les trente dernières années de sa vie, prenant le temps d’être auparavant, un grand sportif, un chef d’entreprise et un exploitant viticole. Incroyable vie donc. Et puis, finalement, l’essentiel, ce pourquoi il était né, ce pourquoi il était fait, il n’avait pas eu le temps de le faire. Alors, il s’y est mis sur le tard. Enfin, n’exagérons pas, car il y a eu une période où il s’est intéressé au documentaire et ou il a tourné « Douro, travail fluvial », il avait alors une trentaine d’années. Le Douro, le grand fleuve était déjà dans son champ de gravitation poétique, on le retrouvera plus tard souvent dans ses films. Son thème majeur cependant, celui qu’il va suivre et dérouler si longtemps: l’amour, ses rivalités et ses déconvenues, la différence des goûts, des âges, des situations qui le rend impossible ou décevant, va apparaître trente ans plus tard avec des films comme : « la passé et le présent », « Amour et perdition », « Francisca », mais c’est « Le soulier de satin », la grande fresque Claudélienne qui en 1985, le révèlera au grand public. Là, éclatait l’évidence d’un talent cinématographique et d’une réflexion sur le rapport du théâtre et du cinéma, ce prisme qui nous permet de saisir le réel au-delà des apparences et par les mots, autant dire par la révélation dramatique. Pourtant, s’il est permis de faire un choix dans son œuvre, je dirais que le film qui m’a le plus bouleversé et étonné est cet étrange film tourné en 94, soit vingt ans après la décolonisation portugaise : « Non, ou la vaine gloire de commander » dans lequel, Oliveira se saisissant des grandes figures de l’histoire du Portugal montre que la « Saudade », cette tristesse spécifique, est née du goût de ce peuple pour la défaite et la fatalité illustrée en particulier par ce roi Portugais Don Sebastiao, qui préféra aller à la bataille pour la perdre que d’endosser le commandement de la mort. Cette référence faisait le fond de la dernière guerre coloniale du Salazarisme qui marqua le repliement du drapeau portugais et la fin de son orgueil de flotter sur les cinq continents. Il se trouve que j’avais été jusqu’à la frontière de la Guinée Bissau au temps où je me trouvais au Sénégal et que j’avais parlé avec les hommes qui combattaient Cabral, que j’avais dans l’œil et dans l’oreille des images et des sons de ce fracas de la fin des années soixante-dix et aucun film ne m’a paru plus juste, plus sensible sur un tel sujet. Son lieutenant lettré menant campagne en Angola, valait pour toutes les guerres coloniales et toutes les fins d’empire. J’en suis resté bouleversé longtemps. Par la suite, il y aura cette « lettre » avec une émouvante Chiara Mastroianni et surtout « Val Abraham », fulgurante transposition de « Madame Bovary » au cinéma. Mais le plus étonnant peut-être, était que nous nous attendions tous les ans à voir un nouveau film d’Oliveira, lui qui est venu au festival de Cannes jusqu’à ces dernières années. En 2010 encore, il y présentait « l’Étrange affaire Angélica ». Je relève dans un journal cette citation qui est une définition qu’il donnait du cinéma et qui me paraît si caractéristique de son art : « une saturation de signes magnifiques baignant dans la lumière de leur absence d’explication » Voilà qui donne à l’obscurité des films d’Oliviera la lumière d’une signification qui nous échappa souvent.