Le salon du livre qui va s’ouvrir dans quelques jours à Paris ramène notre attention sur le sujet de la naissance, de la vie et de la mort des livres. On peut certes considérer ces objets comme périssables par nature mais comme ce sont aussi des « auxiliaires de vie » on ne peut faire comme s’ils n’avaient pas une existence propre. Chacun sait bien que derrière un livre il y a une expérience humaine que l’auteur cherche à communiquer à ses semblables et il n’est que de voir le nombre de ceux qui s’éditent et s’achètent chaque année pour se convaincre que ce dialogue est toujours une part essentielle de notre culture, même s’il tend peu à peu à être supplanté par l’image ou le Twitt, cette forme moderne du grognement préhistorique. Mais que deviennent ces livres une fois lus, ou posés sur une étagère sans l’être ?
Ils dorment dit quelqu’un, ils témoignent par leur présence muette que l’on n’est pas redevenus des illettrés dit l’autre. Mais à partir de quel moment les abandonne-t-on vraiment ? Après la mort en général, lorsque les héritiers ne sachant que faire de ces « choses » les confient à des bouquinistes ou les envoient chez Émmaüs dans le meilleur des cas, car pour le reste, quantité hélas finissent à la déchetterie. Vous remarquerez qu’on ne s’y résout pas aisément. Il y a en vérité deux choses que l’on répugne à faire : jeter le pain et jeter les livres. C’est là incontestablement un fait de civilisation car chacun sait que c’est ce qui tient le corps et l’esprit en vie. Ces réflexions me venaient en traversant une place de ma ville devant ces petites cabanes où l’on abandonne des livres en espérant que le passant de rencontre s’en saisisse et leur offre une nouvelle maison, une nouvelle vie. Une sorte de SPA en somme car les livres font ce qu’ils peuvent pour attirer l’œil et la sympathie du passant. Il y a ceux qui rutilent encore de leur couverture comme un chien ou chat qui aurait gardé son collier, splendeur du passé. Il y a même ceux qu’on avait revêtus de cuir et marqués au fer doré qui prennent leurs grands airs : « moi Monsieur j’ai servi à la bibliothèque chez Monsieur le Comte, ou chez Monseigneur l’évêque ! » Pour eux, cette déchéance est terrible car rien n’est pire que la splendeur passée. il y a aussi ceux qui sont déjà avachis, gâtés par les lectures, le café renversé, les mauvais traitements ou qu’on a tout simplement oubliés. Ainsi sont les livres de poche qui n’ont plus trouvé de poche où se glisser et n’ont pas assez de tenue pour se tenir encore droit sur les rayonnages. Il y a parfois un gros dictionnaire tout bouffi de suffisante qui est là pour dire : « moi au moins, je me suffis ». Il y a les livres religieux qui sortis des couvents ou des sacristies ne savent plus à quel Saint se vouer, il y a les livres de genre : médicaux, juridiques, techniques qui ne se font guère d’illusion sur leur utilité, il y a les livres d’art qui pâtissent de leurs mauvaises photos à l’heure de la photogravure au laser. Toute une population d’écrits exposée au froid et à l’indifférence mais aussi à la chance d’une rencontre et d’un regard. Le sociologue qui y regarderait de près, ne manquerait pas d’être frappé par la nature des livres et des auteurs que l’on y dépose. Il remarquerait de ces auteurs firent fureur jadis : Cronin, ou Pearl Buck et tant d’autres qui furent des « best-sellers » en leur temps et qu’on ne lit plus guère. Il pourrait ainsi distinguer les nouvelles classes sociales issues des classes d’école qui leur ont succédé. Néanmoins, ces livres « pour rien » nous sont aussi chers que les livres « pour deux sous » qu’on trouve chez les bouquinistes, lesquels sont eux aussi une sorte d’Émmaüs en ce qu’il les protègent, les veillent, leur parlent en les déballant et les remballant, parfois en pestant contre eux, d’autrefois pleins de reconnaissance pour le gain qu’ils ont rapporté. Car la vie des livres en fin de compte est comme celle des hommes, pleine d’espoir à la naissance, en attente de compassion à la fin. Entre les deux il y a la découverte de soi que seule elle permet et garantit.