Je participais ces temps derniers à un colloque très intéressant sur le numérique et le développement économique qui en découle. Interventions pertinentes, savantes même, ouverture de perspectives, l’intelligence numérique avait de quoi séduire sinon convaincre. Mais j’étais envahi d’un étrange malaise.
Que tous ces gens s’expriment en « franglais » comme aurait dit Etiemble avait quelque chose de déplaisant. Non point que l’anglais en soi provoque chez moi cette impression mais parce que justement, ce n’était pas l’anglais de Shakespeare, mais un sabir d’un genre nouveau qui consiste à truffer notre français de mots d’origine ou de consonance anglaise comme s’il n’en existait pas dans notre langue pour dire la même chose. Ainsi a-t-on entendu qu’on ne pouvait traduire « Think Tank » en français ? Et pourquoi donc ? Est-ce que « laboratoire d’idées » par exemple ou « laboratoire de recherches » ne feraient pas l’affaire dans une ville où l’on voudrait que « les Idées mènent le monde » ? Ainsi « Start-Up » ne pourrait pas se dire : » société émergente », « jeune pousse ». Les Québécois ont chez eux, confrontés qu’ils sont à l’hégémonie linguistique anglo-américaine, résolu depuis longtemps le problème, en traduisant systématiquement toutes les expressions anglaises en français. Cela dit, je comprends bien la chose, le français en ces domaines fait « ringard » et l’anglais fait « branché ». Voilà pour tout dire ce qui arrive dans notre culture et notre langue et cela me navre profondément. À dire le vrai cela a commencé depuis longtemps. Le rock déjà qui ne se parlait ou ne se chantait qu’en anglais, il est loin le temps où Nougaro célébrait les noces du jazz et de la java ! C’est ainsi qu’après avoir été les enfants de Marx et de Coca Cola, nous sommes devenus les enfants de Coca-Cola et de Wall Street. Régis Debray peut bien relever qu’avant 1919, il y avait une civilisation Européenne qui avait pour variable l’Américaine et qu’aujourd’hui, c’est l’inverse qui se produit, cela ne change rien au fait que les enseignes de la moindre boutique hèlent le chaland dans la langue anglaise, que la moindre « Start-Up » se baptise en anglais, rien à ce que l’art de rue, disons la fresque deviennent le « Street Art », parfois artistique, le plus souvent ostentatoirement vulgaire. Cela ne change rien non plus au fait que l’uniforme devienne « Jeans et baskets pour tout le monde », que les mots américains siglent les vêtements et ustensiles des écoliers du nom de prestigieuses écoles américaines comme si les nôtres ne valaient rien. De fait nous avons là tous les signes de la colonisation culturelle qui nous atteint d’autant plus subtilement que nous la vivons comme une émancipation. Ajoutons encore que les machines à penser et à communiquer, les fameuses « Gafa du Web » ne parlent qu’anglais et que même l’Europe à l’heure du Brexit s’exprime désormais d’Est en Ouest » en anglais. En quoi cela est-il navrant ? En ceci, qu’à parler (mal le plus souvent) dans la langue de l’autre on finisse par penser ce qu’il pense et qu’à parler notre langue de plus en plus mal, on finisse par oublier son génie et sa capacité à formuler les choses avec originalité. C’est pourquoi, j’ai été chercher chez Étiemble (mais qui se souvient de ce grand professeur de Sorbonne, initiateur en France de la littérature comparée, philosophe et spécialiste de la Chine ?) ce propos publié dans « Parlez-vous franglais » écrit en 1991, ceci : « Les Français passent pour cocardiers, je ne les crois pas indignes de leur légende. Comment alors se fait-il qu’en moins de vingt ans, ils aient saboté avec entêtement et soient aujourd’hui sur le point de ruiner ce qui reste leur meilleur titre à la prétention qu’ils affichent : le français ! » C’était, il y a…25 ans, depuis les choses ont empiré. On n’arrête pas le progrès !