L’ÉCRIVAIN ET LE CHANTEUR

11 octobre 1963 disparaissaient en même temps, à quelques heures d’intervalle, la chanteuse Édith Piaf et le poète Jean Cocteau qui aurait eu le temps de dire : « c’est le bateau qui achève de couler ». À la peine des uns s’ajoutait celle des autres, comme si on reprochait à la mort de ramasser la mise d’un seul coup au lieu de laisser les joueurs quitter la table l’un après l’autre. Cette façon d’économiser la peine en ne respectant pas le temps des larmes avait à l’époque choqué la France et partagé le deuil.

5 et 6 Décembre 2017, c’est l’écrivain Jean D’Ormesson qui s’éteint le premier et le chanteur Johnny Halliday qui le suit. Deux figures de l’imaginaire français, l’une affichant l’élégance désabusée « Grand siècle » qu’il promenait sur les plateaux de télévision avec ses costumes bien coupés, ses pochettes et ses yeux bleus d’enfant étonné devant la beauté du monde. L’autre plus éruptive, plus mauvais genre, boots, vestes de cuir et lunettes Ray-Ban qui cachaient des yeux magnifiques, plus engagée dans un siècle où les bouleversements de l’après-guerre changeaient les modes de vie plus vite et plus profondément que les habitudes. L’une, tournée vers la grande littérature : Chateaubriand, Bossuet et les moralistes français mais aussi les jouisseurs et les épicuriens, les amoureux du beau langage et des belles gens, les femmes essentiellement, avec ce tropisme de droite qui le faisait émarger d’abord au Figaro, l’autre tourné vers l’Amérique et le monde Anglo-saxon d’où venaient les riffs de guitare sans lesquels il n’était pas de modernité acceptable mais avec des mots qui venaient eux de la chanson française . Qu’avaient-ils de commun ? Sans doute rien à première vue, sinon qu’ils incarnaient deux façons d’être français, l’un tirant son inspiration des maîtres anciens, du beau langage, des mœurs raffinées toujours étonné devant la brutalité d’un monde qu’il savait adoucir par les belles formules et la distinction, l’autre qui tirait la sienne de ce monde du rock qui ne parlait qu’Anglais, de ce continent étranger dont il fallait recevoir l’onction et où l’on n’abordait qu’avec sa guitare en bandoulière. Y sont-ils parvenus ? En partie seulement. D’Ormesson n’a jamais pu convaincre la France d’acquitter sa dette littéraire au passé, lui-même y croyait-il d’ailleurs et n’était-ce pas sa pose ou son fonds de commerce qu’il exploitait ainsi avec talent, en dissimulant un pessimisme foncier dont l’élégance consistait à le travestir en belles manières ? Johnny, comme on l’appelait familièrement n’a jamais pu réellement exister dans le monde du rock mondial tel qu’il était porté par les icônes Anglo-Américaines, mais pour la France, il incarnera cette impossible synthèse de la chanson populaire et du son international. Qu’importe qu’il se soit inscrit ou non dans la référence mondiale des grands labels. Il a été le grand chanteur de rock à la française, et c’est tout dire. Il exprimait cette impuissance et ce privilège de notre culture à n’être pas facilement soluble dans le grand bain unidimensionnel qui nous guette toujours. En fait Johnny Halliday était un chanteur de ballades, une formidable bête de scène qui donnait son corps aux mots et aux sons qui faisait vibrer à l’unisson du monde, même si les Français étaient les seuls à le comprendre. Deux créateurs donc, deux artistes en décalage en quelque sorte avec leur temps, l’incarnant pleinement dans toutes ses contradictions en affirmant la « différence Française », cette incapacité ou ce privilège de ne pas se laisser facilement réduire à ce qu’elle n’est pas. Appelons cela la résistance culturelle, d’autant plus forte qu’elle ne se vivait pas sous cette rubrique. Johnny Halliday ou la vision « française » du rock, Jean d’Ormesson où la vision « française » du roman. Tous les deux peut-être, dépassés depuis longtemps par l’époque, morts désormais et tirés vers le XX° siècle où ils se sont épanouis mais si caractéristiques de ce que nous sommes en réalité devenus. Dirions-nous comme Cocteau : « c’est le bateau qui achève de couler » ou au contraire, c’est l’image même d’une culture originale qui ne veut pas se laisser réduire à ce qu’elle n’est pas ?

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