Et voilà qu’une fois de plus, éclate dans notre beau pays, une de ces querelles dont nous avons le secret et secrètement le goût. Sa forme en est généralement l’anathème, son contenu le sens caché, et sa destination l’adversaire politique du moment
Celui qui a commencé le premier a été le ministre de l’intérieur qui a déclaré : « Il y a des comportements qui n’ont pas leur place dans notre pays, non parce qu’ils sont étrangers, mais parce que nous ne les jugeons pas conformes à notre vision du monde, à celle, en particulier de la dignité de la femme et de l’homme. Contrairement à ce que dit l’idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les civilisations ne se valent pas. Etc.. » À première vue, pas de quoi sursauter, mais nous sommes en période électorale et nous avons l’oreille fine. Alors qu’a-t-on entendu en fait ? D’abord le mot « idéologie relativiste de gauche ». Et cela, c’est une attaque politique qui appelle évidemment réponse. Or la réponse ne se fait pas sur ce point, elle se fait sur le jugement moral qui la suit : « les civilisations ne se valent pas. » On passe de la querelle politique à la querelle sémantique et l’on entend alors encore autre chose. On entend en fait : la civilisation occidentale se juge supérieure et méprise les autres. On entend ensuite, en particulier… la civilisation islamique. Le propos devient alors non seulement anthropocentriste mais même peut-être raciste. On n’y arrive pas d’un coup, on y arrive par commentaires de commentaires et déplacement de sens. Bref on fait dire à l’adversaire ce qu’on aime lui entendre dire pour mieux l’accuser de l’avoir dit et pour faire bonne mesure tel ou tel spécialiste de la nuance y ajoute le commentaire sur le nazisme sans lequel il n’est pas de vrai débat. Et le monde des commentateurs de s’engouffrer dans la brèche. De théorique, le débat est devenu politique, voire même politicien. Quant au fond de ce qui est dit, on trouve bien peu de commentaires pertinents. Si l’on s’en tient au propos du ministre, on peut se demander si le choix du mot « civilisation » est bien avisé. Certains l’ont fait remarquer avec raison. La réponse est négative. Il y a, en effet, une distinction à opérer entre la notion de société qui désigne un état de la vie collective en groupe, selon des règles propres à chacune, règles léguées par l’usage ou codifiées par le droit et la notion de culture qui en développe les valeurs et les aspirations. On caractérise même souvent l’état des sociétés, primitives, développées, complexes, par le mot de culture, c’est là un des acquis de la science anthropologique. Quant à la civilisation, elle évoque le temps long, la sédimentation des cultures et leur synthèse dans un ensemble plus large et une séquence de temps qui se compte en siècles. Dire que les civilisations ne se valent pas, c’est un jugement de valeur. C’est aussi sous-entendre que certaines sont inférieures à d’autres. Les anthropologues ont été les premiers à pointer ce défaut d’optique et ils l’ont nommé « anthropocentrisme » pour s’en défendre. Et si, par cas, nous estimions que notre civilisation est supérieure à d’autres, le simple rappel de nos guerres coloniales, de l’esclavage, de nos carences morales liées à notre propre volonté de domination aurait tôt fait de nous inciter à la modestie. Naturellement les civilisations se valent et la diversité est la règle dans les organisations humaines, il n’empêche qu’il ne faut pas avoir pour autant une vision angélique de nos rapports humains et historiques. Les sociétés sont souvent en guerre les unes contre les autres, les cultures sont sinon en guerre du moins, souvent en compétition pour l’imposition de leurs valeurs et il est légitime de vouloir préférer celle qui nous convient le mieux, sans dénier ce droit à d’autres de faire de même. Se représenter un monde apaisé et tolérant qui est sous-entendu par la critique des propos incriminés, c’est ne pas voir notre propre désir d’intolérance quant aux opinions de ceux que nous qualifions d’adversaires. Et c’est ainsi, que sous couvert de faire la leçon de tolérance on verse le plus souvent dans l’excès contraire.