J’ai mis du temps à comprendre cette phrase de Sartre : « la jeunesse est la période du ressentiment ». En effet, j’aurais d’abord supposé que le ressentiment pouvait venir avec l’âge, les espoirs déçus, les occasions perdues, l’injustice subie et que, contrairement au vin que le temps aigrit et transforme en vinaigre, la vie, elle, préservait la jeunesse du prix de la déception.
Mais je me trompais. En fait, la jeunesse est le temps où tout semble dû, où le monde n’est jamais ce que nous voudrions qu’il soit, où la moindre contrainte sociale est vécue comme une injustice personnelle et je n’avais pas vu qu’on est davantage révolutionnaire à vingt ans qu’à quatre-vingt (Sartre excepté !) J’ai donc regardé avec d’autres yeux, le déroulement de ce feuilleton navrant qu’on appelle « la crise de l’intermittence » qui nous revient également par intermittence. Je passerai sur ce qu’on a vu ou entendu dans ce chaudron d’Avignon où se touille la tambouille du ressentiment culturel dont le théâtre, de préférence à d’autres arts (pourquoi ?) est précisément le théâtre. Qu’on ait pu voir comme aux pires moments de notre histoire des listes de personnalités interdites de spectacle avec leur photos affichées aux portes de théâtres, qu’on ait obligé tous ceux qui voulaient jouer à porter un carré de tissus rouge à la boutonnière, tout ces signes qui devraient susciter l’indignation, être acceptés par un milieu passif et défilant, employés et sans emplois, employeurs et fonctionnaires d’autorité, tous courbant la tête, suivant les défilés en queue de cortège laisse perplexe. Et ma foi, qu’on conspue un ministre, on a déjà vu ça, mais qu’on l’empêche d’aller au spectacle ou de parler, cela a un nom, au plus doux, c’est l’intolérance, au plus fort c’est la tyrannie. Car il ne faut pas se payer de mots, il y a des comportements qu’il faut qualifier, même si ce sont ceux d’une minorité, mais l’expérience montre ici et ailleurs que la majorité suit plus facilement le troupeau dès lors qu’on habille la revendication de protestations universelles. Je ne reviendrais pas sur la crise, ses causes et son sens, mais sur la façon de la vivre. On a le curieux sentiment d’assister à un spectacle de faux-semblants. La gauche au pouvoir est dans la difficulté et le fait savoir, les partenaires sociaux sont pris dans des impasses de gestion qui les conduisent à serrer la vis, tout le monde le comprend aussi, mais les mêmes hier adoptaient des postures inverses lorsque c’était la droite qui gouvernait. Alors on fait semblant de soutenir du bout des lèvres les réformes nécessaires et on soutient en sous main les révoltes prévisibles. Personne ne s’y trompe et c’est ainsi que le « milieu culturel » semble se tenir sur les deux bords de la route ajoutant à la confusion des esprits. Sur ce sujet de la confusion des esprits, l’écoute assidue de la radio « France Culture » donne un très bon exemple de la chose. Tous les jours pendant ce mois de Juillet à midi moins cinq, la radio nationale donnait l’antenne aux « intermittents et précaires »afin qu’ils illustrent leur cause par la lecture de textes choisis et l’annonce des manifestations du jour. Ce choix et le ton sur lequel ces textes étaient lus mériteraient sans doute qu’un sociologue un jour s’y intéresse sous l’angle d’une mesure de l’idéologie de notre société. Ce n’étaient que proclamations tragiques, évocations de moments terribles de l’oppression de l’homme par l’homme, la « Shoah » bien sûr, mais aussi « l’enfermement » selon Foucault et tant d’autres textes, beaux le plus souvent mais débités comme si la catastrophe nous était tombée sur la tête. Or de quoi s’agissait-il ? De la réduction (et encore différée) de droits sociaux ! Pendant le même temps, on massacrait à Gaza, des avions s’écrasaient dans la nuit, les Chrétiens étaient chassés d’Irak, les bombes tombaient toujours sur la Syrie. Ces rumeurs du monde ne suffisaient pas à relativiser la misère du présent des artistes indemnisés au chômage. Et l’on se prenait à regretter le temps où tout cela se disait sur les plateaux du théâtre dans des pièces et des spectacles et non sur le devant de la scène par privilège syndical. On a beau se dire que l’été est propice aux montées de température, mais voulez-vous que je vous dise : il serait temps que ça finisse et qu’on ait le courage de donner un avenir aux artistes, par la reconnaissance de leurs métiers et une carte professionnelle comme cela se fait ailleurs. Tant qu’on laissera la porte ouverte à l’auto-proclamation de chacun et aux droits afférents, on ira au désordre et on accroîtra le malaise général de la culture.