À quoi sert une Biennale d’art contemporain ? À savoir où l’on en est de l’art de notre temps, dit par commodité et redondance : contemporain.
A quoi reconnaît-on aujourd’hui une Biennale d’art ? Au fait qu’on n’y parle qu’en Anglais et qu’on n’y voie que des images « américaines », un art, en somme, défini par la conception américaine de l’art, quelles que soient par ailleurs les origines des artistes ! De ce point de vue-là, la 58° Biennale de Venise 2019, ne déroge pas à la règle.
Le casse-tête de ce concours international de beauté est qu’il faut à chaque fois choisir un commissaire qui va créer l’événement en proposant sa vision du monde de l’art et des artistes. C’est donc à tout le moins une approche générale de la question au travers d’un tempérament. Les dirigeants de la biennale de Venise ont choisi cette année l’Américain Ralph Rugoff qui dirige une grande galerie londonienne et s’est fait déjà remarquer en 2015 à Lyon est bien celui qui convient à la définition. Le titre déjà : « May You Live in Interesting Times » (puissiez-vous vivre en des temps intéressants) est à prendre à double sens. Rien d’étonnant alors à ce qu’on ait l’impression de se trouver en Amérique dont les artistes sont surreprésentés et les Européens plutôt absents. Quant aux « magiciens du monde », ils parlent tous le langage de l’art international américain, je veux dire par là que les questions de forme et de contenu sont fortement polarisées par l’idéologie américaine du moment : racisme, métissage, genre, féminité, d’une part, migration, oppression des peuples, écologie de l’autre. C’est que les Etats-Unis ne jurent plus que par leurs artistes sélectionnés sur des critères ethniques ou de genre selon des mesures de sélection de plus en plus contrôlées, parfois au détriment des critères purement artistiques, le tout dans un climat compassionnel généralisé. En outre, 26 des 83 artistes représentés vivent en Amérique du Nord et pour faire bonne mesure, plus de la moitié sont des femmes, on ne peut faire plus politiquement correct. Nous sommes bien dans le « mainstream » mondialisé.
Autre aspect, le côté « New Technologies », le numérique sous toutes ses formes qui tire vers le cinéma pour les meilleures (Laure Prouvost au pavillon français par exemple) et les jeux vidéo pour les pires. Ajoutons-y le robot peintre du chinois Sun Yuan, au Pavillon des Giardini qui n’en finit pas de nettoyer une tache de sang sans y parvenir. Un peu lourdement symbolique!
Au reste, s ‘il fallait choisir une double image pour caractériser cette Biennale, ce serait cette « Barca Nostra » de l’artiste Suisse Christoph Buchtel transférant dans le plus grand secret le bateau naufragé de près de mille réfugiés provenant d’Erythrée qui sombra en méditerranée en avril 2015, ou encore, cette installation vidéo de Barbara Wagner et Benjamin de Burca qui, avec « Swinguierra » (swing et guerre) opposent la danse populaire de la jeunesse du Nordeste Brésilien, sur fond de « Soap Opera » exprimant la révolte d’une jeunesse métissée à l’énergie communicatrice.
Compassion et révolte, voilà depuis bien longtemps les lignes de force (ou la recette) de ce genre d’évènements. L’édition 2019 n’y faillit pas.
Les moyens d’y parvenir sont variés mais poursuivent le même but, que ce soit par des technologies sophistiquées (terrifiante video d’Artur Jafa sur les suprématistes blancs ou encore le film du Ghanéen Jonh Akomfrah sur la catastrophe écologique qui s’annonce) ou par des travaux artisanaux comme ceux de Jimmie Durham (Lion d’or de la Biennale 2019) connu pour ses positions anticolonialistes avec sa revendication indianiste qui n’est pas exempte d’ambiguïté, se mesurent à cette aune.
La question que l’on se pose inévitablement consiste à se demander où nous en sommes avec l’art aujourd’hui ? Privilégie-t-il la forme ou le contenu ? Que l’art ait été religieux avant-hier, idéologique ou politique hier, politico social aujourd’hui n’a rien en soi d’étonnant. L’art a toujours délivré un message, « servi » à quelque chose ou à quelqu’un, hier les puissants, aujourd’hui le marché, soit. Mais en quoi est-il de l’art, voilà la question ? À partir de quel moment transcende-t-il le message à transmettre pour délivrer quelque chose de purement artistique, d’unique et d’inattendu ? Pour être clair, à partir de quel moment une bande dessinée de saints d’églises à visée didactique devient-elle autre chose si c’est Giotto qui la peint ? Et ainsi de suite à toutes les époques. À partir de quel moment, la forme l’emporte-t-elle sur le sens ? Quelle est la différence entre le réalisme socialiste et Malevitch ? C’est là toute la question. Or à Venise, comme ailleurs, on a l’impression tout le temps que les bons sentiments étouffent la création ou pour le dire avec les mots de Braque, que les preuves fatiguent la vérité. C’est pourquoi dans cette visite longue et astreignante de ces centaines d’œuvres, bien peu donnent l’impression d’être réellement des démarches qui comptent artistiquement. Trop de recettes, de conventions, de mimétismes, de conformismes qu’accentue la tendance des décideurs à se conformer à ce modèle (surtout dans les pavillons nationaux) trop de « curators » soucieux de carrière et de promotion pour nous convaincre.
C’est pourquoi, cette Biennale à forte teneur politique et sociale, très politiquement correcte, avec son côté « parc d’attraction » ne laissera pas un grand souvenir d’ensemble. Il y a cependant, comme toujours, des découvertes à faire, des artistes à découvrir et d’autres à oublier et c’est bien ce qui vaut, malgré tout, le voyage. Le visiteur est en effet comme un chercheur d’or disposant d’un tamis dont la maille correspond à la finesse d’investigation et qui est la sienne et qui part à la recherche de « pépites » : tel artiste ou telle œuvre marquante. On comprendra donc que certains en reviennent enrichis et d’autres bredouilles. Un qui n’est jamais perdant en revanche, c’est le marché sur lequel tout cela se recycle.