Bientôt déconfinés se disent les livres. Enfin des gens pour nous regarder, nous ouvrir, nous lire comme avant, mieux peut-être.
Mais non, ne rêvons pas : toucher les livres, ça ne va pas être si simple, ou alors il faut les nettoyer entre chaque passage. Mais enfin, c’est là tout le plaisir ! Les prendre, les retourner, lire leur quatrième de couverture, les palper, les reposer, hésiter, les reprendre, les feuilleter, en lire un peu, puis davantage, aller s’asseoir sur une chaise et continuer, parfois jusqu’au bout ! Oui, oui, ça existe, on en connait de ces lecteurs qui confondant bibliothèque et librairie s’installent comme ça de longues heures à lire, puis qui reposent le bouquin et rentrent chez eux, tranquilles et insouciants.
Mais maintenant, tout ça, ces libertés prises, fini, impossible, il faudra entrer à la queue leu-leu, se tenir à distance, palper avec les yeux, lire de loin, savoir ce que l’on veut ou alors, aller demander au libraire qui a déjà deux ou trois personnes en attente et un masque pour se protéger comme si on courait un danger. Mais c’est le cas, le virus rôde toujours ; ça nous amène tout droit aux romans policiers.
Ah tiens, à cette collection de livres policiers à l’enseigne du masque ; la première des collections du genre en France datant de 1927, vous imaginez ? Elle a disparu en 2012, mais les éditions Lattès ont repris le catalogue et éditent toujours le fonds en poche et le reste sous de nouvelles couleurs : le nouveau masque ! Dire qu’elle a eu comme auteurs célèbres les premiers Agatha Christie, Pierre Nord ou Charles Exbrayat, les premiers finlandais aussi, des maîtres du genre, mais aussi John Dickson Carr et Margaret Millar. 2540 titres au catalogue de la collection du masque noir sur fond jaune. La voilà redevenue d’actualité !
Mais il y en a tant d’autres qui se bousculent ; tous ces auteurs qui attendent : ceux qui sont sortis « avant » et dont on a peu parlé, ceux qui sont sortis « avant, avant » dont on a parlé mais qui sont déjà oubliés, ceux qui devaient sortir, et ceux qui vont sortir peut-être. Tout cela fait un joli embouteillage du « et moi, et moi, et moi », car c‘est ce qu’il y a de pathétique et de touchant dans une librairie, ce sont ces voix à peine audibles, ces chuchotements quand vous passez près d’eux : ouvrez-moi, ouvrez-moi, vous verrez, vous ne le regretterez pas.
Et puis, il y a ceux qui font les fanfarons : moi, on ne fait pas que me lire, moi, on écrit dans mes marges, on me surligne, on me cite, on me pille, on me place longtemps sur la table de chevet avant de me poser sur une étagère, là-même où viennent chier les mouches. Ça je déteste, mais enfin c’est mieux que d’être serrés pendant des années sur des étagères, écrasés les uns contre les autres, voisinant avec des gens qu’on n’aime pas. Parce que je vais vous dire, moi, on se déteste cordialement dans ce métier, plus que d’autres, je crois. C’est bien simple, on ne supporte pas le succès des autres ! Voilà, c’est comme ça : ce que nous avons à dire est bien plus important que ce que les autres ont à dire. Alors aller en librairie, voyez-vous, c’est autre chose.
Le passage en librairie est notre belle saison. Nous y passons deux, trois mois, pour chaque nouveau livre ; nous sommes choyés, mis en valeur, quelquefois dressés en totem au-dessus d’une pile de nos livres, quelquefois avec un commentaire ou une étiquette qui va attirer l’attention. C’est le grand moment de la pêche au lecteur. Sans lecteur, que serions-nous ? Des pierres tombales comme ça, en papier, posées les unes contre les autres : « ici gît Baudelaire, ici gît Lautréamont, ici gît d’Ormesson, ici git un inconnu, un posé par hasard, mort comme les autres au champ d’édition.
C’est vrai ça, sans lecteurs, à quoi serviraient les livres ! Et je ne parle pas de ceux qu’on jette ou qu’on brûle pour faire de la place, un traumatisme ! Voyez comme on parle toujours de l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie par un sultan inculte et fanatique ! Là on était dans le grandiose, mais la petite mort des inconnus, sous une table, dans un coin de remise, là où on le verra jamais, oublié, c’est du quotidien ça.
On ne peut pas mettre tout le monde en promotion voyons ! Les best-sellers d’accord, car ceux-là, il n’est même pas besoin de les faire attendre, on les connaît et on les veut tout de suite, voilà. Le dernier Nothomb, le dernier Lévy, et ainsi de suite. Ceux-là on les trouvera d’entrée, et hop à la caisse et dans le sac. Mais, le plaisir de se sentir dans une librairie, c’est celui de se sentir dans la connivence des auteurs, dans leurs petites histoires et la grande aussi, dans leurs salades, leurs caractères : les mauvais genre, les méchants de la série noire, les originaux, les poseurs en couverture de couleur crème à liseré rouge, enfin le concours des élégances quoi et le podium à l’automne avec l’écharpe rouge du prix attachée en bandeau qu’on traine jusqu’au printemps!
Ce qui est certain, c’est qu’on ne les tient plus depuis une semaine : sitôt qu’ils ont su qu’ils allaient être déconfinés, ça été la ruée sur les tables : moi, moi, moi, le premier… Oui mais voilà, y aura-t-il assez de tables ? Et pourquoi n’a-t-on pas déconfiné avant ? Ah ça c’est un mystère ! De toute façon, voilà la nouvelle règle du jeu, il faudra s’y faire : lire, c’est vivre dangereusement ! On vous avait prévenus !