Jules et Jim ou la nostalgie
Je suis d’humeur musardière , je crois l’avoir déjà dit. Aussi, me promenant l’autre jour dans un de ces endroits où les gens encombrés de livres voulant faire de la place chez eux se délestent de leurs ouvrages, j’observais le petit manège de ceux qui guettaient le moment et remplissaient consciencieusement sacs et même caddies de ces livres. Je me demandais quel serait leur usage, car ces « passe-livres » comme on les appelle, ont été plutôt conçus pour l’échange que pour le négoce : « je prends un livre, j’en remets un autre à la place ». Mais je m’aperçois qu’ils sont devenus en quelque sorte des plates-formes de déstockage. Un peu mari par cette observation j’ai observé qu’un vieux livre aux pages un peu roussies était resté en rade, sans doute n’avait-t-il pas l’aspect de quelque chose dont on peut tirer un jour quelque gain. J’eus curiosité de regarder et m’apercevant qu’il s’agissait de « Jules et Jim », un roman d’après-guerre d’Henri-Pierre Roché dont François Truffaut tirerait un film célèbre, je l’emportais avec moi, car comme beaucoup de gens qui ont adoré le film, le livre, je ne l’avais jamais lu. Bien m’en prit, je ne le lâchai pas de tout un long week-end, et le lundi encore je tournais les pages qui n’avaient même pas été découpées avec le sentiment de lui redonner vie, car un livre c’est un objet auquel on ne peut rendre meilleur hommage qu’en le lisant.
Tout de suite, le charme de cette écriture dans l’univers des années 1900, à l’époque où est située l’action, m’a séduit. Je redécouvrais que les amours de ces deux jeunes gens : un Autrichien et un Français, étaient tout à fait représentatifs de la légèreté des mœurs de l’époque et en même temps de leur pureté de sentiments. Par rapport à la période actuelle si violente, et dans les rapports hommes femmes si vindicative, il se dégageait de ce livre un charme particulier. Très vite, pris par le récit et le ton du récit, je continuais cette lecture avec un plaisir confirmé. Cela me changeait tellement de la littérature que je lisais à ce moment-là. Je me disais aussi qu’aujourd’hui on ne pourrait plus écrire comme ça, on ne pourrait plus adopter cette façon de parler des femmes surtout si l’on est un homme, et même avec cette sensibilité-là, ce ne serait plus recevable.
D’où vient le charme qui se dégage de ce livre écrit par Pierre-Henri Roché en 1953 ? Il raconte un monde d’après-guerre bien qu’il le situe au tout début du XXe siècle. Mais on le lit aussi avec le souvenir du film de Truffaut sorti juste dix ans plus tard. Henri Pierre Roché écrivain et ami des artistes, vivait au cœur de ce Paris de l’époque de Picasso et de Montparnasse. Ce qu’il raconte, c’est sa vie même, c’est le regard qu’un homme porte sur les femmes de son temps. Or à cette époque, les femmes sont coquettes, amusantes, exigeantes, un peu folles aussi, et même terribles au point d’entrainer les hommes dans la mort. Le livre est donc un drame mais comme un quatuor de Schubert, plein de charme et de lenteur avec quelques stridences.
Car cette histoire toute en subtilité est la sienne. Cette femme ardente et passionnée qui épouse d’un intellectuel juif-allemand est Helen Grund, (la mère de l’écrivain-résistant Stephane Hessel) qui fut sa maitresse, mais on n’a pas besoin de savoir ça pour apprécier cette histoire de deux amis, écrite à une époque où l’Allemagne et la France viennent de se déchirer et de s’auto-détruire après deux guerres mondiales.
Or, ces deux jeunes gens, Jules l’allemand et Jim le français nouent une amitié de jeunesse à Paris où Jim le séducteur et Jules le poète se découvrent complémentaires. Jim voulant initier Jules à la vie parisienne et Jules trop idéaliste ayant du mal à trouver l’âme sœur s’en remet à Jim pour son choix, jusqu’au jour où il croit trouver la femme idéale, une berlinoise venue à Paris apprendre le français ; il dit alors à son ami : « pas celle-là Jim, pas celle-là ».
La promesse durera dix ans, le temps que passe la guerre de 14/18, que Jules fasse deux enfants à Kathe et qu’ils retrouvent Jim à Paris dont Kathe devient amoureuse sur l’instant. Alors Jules que sa femme trompe déjà copieusement dit à Jim qu’à tout prendre il préfère que ce soit avec lui, son meilleur ami, et rien ne saurait mieux rendre le ton de ce trio que la chanson que chante Jeanne Moreau dans le film sur une musique et des paroles de Revzani : « on s’est connus, on s’est reconnus, on s’est perdus d’vue, on s’est reperdus d’vue, on s’est retrouvés, on s’est réchauffés puis on s’est séparés…elle avait des yeux, des yeux d’opale qu’im fascinaient, qu’im fascinaient… y’avait l’ovale d’son visag’pâle de femme fatale, qu’im fut fatale.., de femme fatale qu’im fut fatale… et puis chacun pour soi est reparti dans l’tourbillon d’la vie…etc…» . C’est comme une ronde de Max Öphuls. La fin est dramatique, on le sait.
Je me disais en relisant tout cela qu’au fond l’amour au début du siècle dernier, c’était ça, des passions, des infidélités des réconciliations et surtout des histoires contées la plupart du temps par des hommes. Mais ensuite tout change, non seulement dans la littérature mais dans la vie, le couple vole en éclats, on ne se marie plus, on s’accouple ou on se pacse, le taux des séparations monte en flèche : un couple sur deux, divorce dans les cinq premières années de mariage et à l’initiative des femmes à 75%. Aucune surprise alors de constater que ce livre de couples libérés, écrit au milieu du XX° siècle, annonce ce qui va suivre. J’ai noté cette réplique pleine d’humour dans le livre : « dans un couple, il faut que l’un des deux au moins soit fidèle : l’autre », ou encore ceci : « les hommes sont les pailles dans le feu ardent de la beauté de leurs femmes ». Tout cela est-il si loin ? Je me demande…
Mais, que seraient nos existences sans les livres et les films qui ont façonné notre vie et notre goût de vivre, même dans la mélancolie du « tout ça est bien fini maintenant ». Certains diront : « tant mieux », d’autres pas.
Enfin, pour tout dire il y avait longtemps que je n’avais lu un si beau livre.