THEATRE DE RUE

L’été des festivals s’est achevé à Aurillac, haut lieu du théâtre de rue en Août. Châlons-en-Champagne l’autre grand rendez-vous, avait ouvert la saison en juillet, et sur les routes des vacances s’égrenèrent bien d’autres étapes et d’autres festivals du même genre. Comme à Avignon, ce sont de vastes fêtes où se pressent des compagnies innombrables et des foules par milliers. Aurillac, cette année, célébrait sa 38ᵉ édition, avec la même ferveur, la même manière de jouer sur le fil, entre théâtre et vie et la rue pour scène improvisée. Mais la rue, chacun le sait, n’est jamais docile : elle peut s’offrir à la fête ou s’abandonner à l’émeute. Et notre époque instable rend chaque rassemblement fragile, au bord du dérapage. 

Ainsi en fut-il cette fois encore à Aurillac. Comme un mégot jeté au bord d’un bois embrase des hectares, l’incendie naquit d’un incident, d’une provocation, d’une incivilité. Répression, riposte, cortège enfiévré, cagoules des black-blocs surgies de l’ombre… soudain la fête chavire : la joie bascule dans la casse, l’émeute prend le relais. Nous connaissons trop bien ce scénario : plus une manifestation en France ne s’achève sans les « professionnels » de la destruction. Longtemps, les festivals furent épargnés. Ce n’est plus le cas. Pourquoi pas, diront certains ? Ne sont-ils pas, eux aussi, des intermittents du spectacle — mais de la révolution permanente.

Le théâtre, à son origine, voulait détourner la violence, l’exorciser par le spectacle. Les Grecs nommaient cela « catharsis » : purification des passions, publiques comme privées, donc politiques. Camus, plus tard, avait pressenti que la tragédie finit toujours par revenir, sur les tréteaux sanglants des révolutions et qu’il faut recommencer à jouer, c’est pourquoi il aima tant le théâtre. Nous pensions avoir appris à canaliser la violence. Illusion mais elle rôde toujours parmi nous. 

Les grandes fêtes publiques, les rassemblements, sont faits pour cela : servir d’exutoire. Mais à une condition : qu’on accepte d’être spectateurs. Or voilà longtemps que le théâtre s’est tourné vers la participation, entraînant les foules dans une communion parfois théâtrale, plus souvent musicale. Souvenez-vous de Johnny au Stade de France : « Allumer le feu ! ». On brandissait son briquet non pour embraser la pinède mais pour célébrer la métaphore ou allumer un joint. Ce temps paraît lointain. Aujourd’hui, la jeunesse réclame ses « raves » : fêtes belles d’être interdites, saturées de bruit, d’excitants, et parfois de violence. 

C’est ainsi que le théâtre de rue s’imposa, à la fin du siècle dernier, comme la dernière scène libertaire, insolente, fusionnelle, où s’expérimentait quelque chose du vivre-ensemble. Et voilà que ce genre, à son tour, se voit contaminé : la rue du théâtre ressemble désormais à la rue syndicale ou politique, saturée de déclarations définitives, de slogans vengeurs, de vitres brisées, de poubelles en flammes, avec l’odeur âcre de l’émeute, dans l’ivresse de la casse.  « Tout bloquer, tout casser » : refrain éternel des foules, cri immortel de la rue. À chaque fois, on craint le pire !

Quelque chose traverse nos sociétés mais aussi nos nations, qui n’est pas encore la guerre de tous contre tous mais qui y fait songer : cette barbarie où l’on se jette contre tout ce qui n’est pas soi, où l’on veut contraindre des peuples à se soumettre contre leur volonté et où l’on ne trouve, à la fin, que des morts – lesquels, contrairement aux acteurs, ne se relèvent pas au baisser de rideau. « Grand Corps Malade », nom d’artiste, pourrait être celui de nos sociétés et de la nôtre en particulier qui ne sait plus faire « cause commune ». Roulons-nous tous vers le précipice ? D’où vient ce désir d’« en finir » qui partout s’affiche ?

Les signes s’accumulent : l’écorce craque alors que l’arbre paraît encore droit, mais cache une fragilité profonde. Donnons-lui un nom : le mal démocratique. Reste-t-il assez de raison, assez d’instinct vital, pour que les sociétés, de l’intérieur comme de l’extérieur, acceptent encore de se supporter mutuellement dans un régime de liberté et de droit, sans voir dans l’autre – individuel ou collectif – un ennemi à abattre, et au bout, un pouvoir à conquérir ?

Méfions-nous du spectacle dans lequel nous affichons nos faiblesses avec l’espoir que la révolution va changer le monde et améliorer notre quotidien. L’expérience montre que le réveil est toujours un cauchemar continué. En sommes-nous déjà là ? Pas encore, mais rappelons-nous que lorsque le spectacle est devenu le prélude et non l’exutoire de l’Histoire, nous ne sommes pas loin d’en arriver à l’épilogue.

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