l’ÉQUINOXE DE SEPTEMBRE

Voici venus les derniers jours de septembre. Le mois s’achève sous un soleil encore généreux, la lumière s’étire comme une vieille étoffe, et la douceur pousse encore les obstinés à traquer le cèpe au détour du bois. Les palombes frémissent dans le lointain, les grues messagères de l’hiver n’ont pas encore occupé la carte du ciel, le fond de l’air est froid. Nous voici au temps de l’équinoxe. Jadis, les paysans continuaient de semer, conservaient la figue et la tomate, gaulaient les noix, ramassaient la châtaigne avant de vendanger. C’était le temps où les saisons se lisaient sur le cadran agricole, non sur celui d’un smartphone. On guettait l’alignement des oiseaux sur les fils en pensant au bois à rentrer, tandis que les tracteurs — déjà — labouraient la plaine pour les semailles. Ces repères ne subsistent plus que dans la mémoire : le peuple des campagnes, jadis si nombreux, s’en est allé sans bruit vers les villes. Sa disparition a effacé le rythme qu’il imposait à la vie collective : désormais, l’année n’a plus de boussole.

Qui règle donc le cours des saisons ? Les travailleurs des villes, sans doute. Ce peuple surgit de ses bureaux comme les étourneaux des haies : soudain, tout le monde dehors, banderoles au vent, équinoxe des cortèges. On menace les puissants, qui font mine de régner, mais n’ont plus grande prise sur le réel. Alors, comme aux âges antiques, on sacrifie rituellement le bouc émissaire — élites, ministres, chefs, président, — pour conjurer la pluie, la guerre ou, pire encore, l’impôt. On veut la tête des très riches tant qu’on y est par souci d’équité de façade. Cela n’arrange rien, mais distrait. Trois millénaires que la recette tient : inefficace, certes, mais diablement cathartique.

Ainsi flotte ce climat étrange. Le soleil franchit l’équateur céleste comme un passager change d’avion et de fuseau horaire, indifférent à nos états d’âme. Le jour raccourcit, la nuit s’étend, et nos humeurs se brouillent avec la lumière. Nous croyons à des caprices, mais la mécanique céleste travaille nos nerfs mieux qu’un astrologue. Le cœur balance comme la clarté, et la confiance dans les institutions se réduit à mesure que tombent les feuilles. À ce moment de l’année, les anciens recommandaient l’attente : pas de mariage, pas de coupe de bois, pas de loi nouvelle,… pas de changements majeurs . Nous faisons exactement l’inverse, promulguant, réformant et détruisant dans une précipitation qui n’écoute ni le ciel ni la terre, mais seulement la rumeur du moment. Était-ce le bon moment pour changer de gouvernement ?

Sous ce soleil bas, je me suis abandonné à consulter l’horoscope du nouveau Premier ministre : Gémeaux. Voilà qui explique tout, ou rien. Les Gémeaux, dit-on, sont messagers des dieux, (de Jupiter sans doute !) papillons de l’air, curieux de tout mais sensibles à la justice et à l’intérêt général. C’est rassurant, en un sens : un chef qui lit les pancartes des manifestants et garde la politesse de négocier c’est un atout en ces temps de rage et d’impatience. Mais en France, cela pèse moins qu’un bras de fer et un rapport de force. Ici hélas, la conversation est une faiblesse, la négociation une capitulation. On n’obtient rien par l’entente : seulement à coups de cris, de grèves et d’épaules rentrées. La politique à l’Assemblée nationale se mue en foire d’automne : chacun y tire sur ses cibles, y gagne une peluche, et rentre chez soi convaincu « d’avoir  participé ».

Ne nous faisons pas d’illusions : ni l’astrologie n’explique la politique, ni la politique n’explique le climat. Mais il faut bien meubler la morosité. Alors, à défaut de réinventer le monde, on renverse ses propres statues — fussent-elles de plâtre — à la fête foraine de l’Histoire. On rit de la chute, on applaudit la poussière, mais le socle demeure, nu et vide. Les Romains, qui avaient toujours le mot juste, rappelaient : « La roche Tarpéienne est proche du Capitole. » Entre la gloire et le précipice, il n’y a qu’un pas, et nous nous y jetons avec une constance qui force le respect. Chaque ministre renversé, chaque réforme détruite, chaque chef conspué en témoigne : la légèreté du peuple rivalise avec la fragilité de ses maîtres.

Ainsi va la France sous le soleil de septembre. Les paysans ne guident plus l’année, les travailleurs manifestent sans y croire, les dirigeants règnent sans gouverner. La saison bascule comme l’humeur d’un peuple qui ne sait plus quelle étoile suivre. Tout semble recommencer, et rien ne change. Seul le calendrier, imperturbable, tourne sa page : septembre s’efface, mais l’illusion demeure. Nous croyons vivre un temps nouveau, alors que nous rejouons les mêmes gestes de l’équinoxe : cortèges et sacrifices, rêves de grandeur et goût obstiné du précipice.

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