((/public/.AVIGNON_m.jpg|AVIGNON||AVIGNON, juil. 2009))La place devant le Palais des papes est vide et pourtant nous sommes le 18 Juillet, il est midi, et le festival bat son plein. Qu’on se rassure, le soir venu, bateleurs, touristes et spectateurs occuperont à nouveau l’espace qui se partage entre soleil et mistral. Cependant cette image fait sens.
Avignon est et reste un chaudron ardent aux heures de son célèbre festival, cependant ce qu’on y cuit, c’est le théâtre dans tous ses états, le théâtre dans sa crue saisonnière, le millier de troupes qui jouent « off » , le millier de spectacles par jour. À côté, le festival officiel déroule ses spectacles sélectionnés pour spectateurs informés, professionnels et critiques ; deux mondes, pas si proches que cela en fin de compte, deux mondes qui expriment la contradiction d’un théâtre « populaire » et d’une culture « pour tous » dont curieusement Avignon signe discrètement le divorce. Alors, les spécialistes se réunissent en conclaves comme au temps de la papauté et « papotent » sur l’avenir de la culture. Comme chaque fois, la ronde des colloques, des réunions politiques a repris. L’heure est grave entend-on, le président de la République a repris la culture en main, la liberté d’expression est menacée ou en voie de l’être, il faut se préparer à la résistance. Les envoyés du ministère se font secouer et repartent penauds, la tribune est aux partis et aux syndicats, la masse des professionnels se conforte et se réconforte, on pétitionne et l’on rédige des communiqués définitifs, la rentrée sera chaude, un vent chaud passe dans les salles survoltées. La gauche ici, et singulièrement le PS, se refait une santé loin des déchirements de la rue Solferino. Elle se voit revenir au pouvoir au milieu de ces artistes qu’elle sait choyer, ces derniers font les yeux doux, qu’ils soient militants ou pas, beaucoup rêvent d’être ces « artistes organiques » comme il y eut à l’époque révolutionnaire les intellectuels « organiques ». Mais la révolution est un horizon qui s’est éloigné et dont la visibilité est devenue problématique, alors le consensus se fait non en se tournant vers l’avenir, mais vers le passé, vers la scène primitive, celle du meurtre initial. Le théâtre convient bien à cette approche puisque la tragédie n’est autre chose qu’un retour sur la faute primordiale : Œdipe, Oreste, Médée, toutes les grandes figures tragiques sont issues d’une faute. La chrétienté fera de même avec le péché originaire. Quant à savoir ce qui aujourd’hui et pour nous constitue cette faute, certains le suggèrent ou l’affirment comme Warlikovski en mettant la Shoah au cœur de cette culpabilité qui fait le fond de notre représentation contemporaine. Le soir venu, le débat continue dans les salles de théâtre Le théâtre justement, il me semble que cette année la question du théâtre se pose plus frontalement qu’auparavant. J’en veux pour preuve, le choix d’ouvrir la cour d’honneur avec les textes de W.Mouawad par un théâtre de la narration et du récit donc, de ponctuer le festival de lectures comme celle de J.Q Châtelain lisant « ode maritime » de Pessoa. Mais c’est aussi le retour de la référence tragique qu’on trouve chez Warlikowski, chez J.Jouaneau ou Rahib Mroué. Le retour sur les mythes, la faute et la violence en constituent le terrain, il y a là comme une volonté de réinterroger le théâtre à l’endroit où il a surgi entre violence, rituel et langage pour en réactiver la force. En même temps et curieusement, l’évolution des langages scéniques et les nécessités de la représentation moderne imposent le recours à autre chose qu’au langage articulé de la parole poétique. Lorsque Warlikowski ((A)Pollonia) veut mettre en résonance le mythe moderne et son équivalent langage, il va en chercher les moyens dans la musique rock et dans le cinéma et il n’est pas le seul, comme si la parole du théâtre, seule, était impuissante à en canaliser les effets. Mouawad, lui, s’exprime en poète, il a une œuvre, il est au cœur d’une vision et il l’exprime en écrivant et en mettant en scène ce qui est un geste fort, mais singulier. Pourtant le théâtre que l’on célèbre en ces lieux reste le plus énigmatique des arts, on a voulu lui faire servir la société par une mise à jour de ses contradictions dans le théâtre politique ou populaire, mais le recul des espérances de changement et la fin des grands récits historiques ou la désillusion qui s’attache à leur fin ont changé la perspective. Désormais, le théâtre interroge l’humain en tant que tel, soit qu’il s’agisse de l’humanité ou qu’il s’agisse de l’homme nu dans son aventure limitée sur la scène du monde. Mais comment faire langage et forme théâtrale de ces enjeux ou trop vastes ou trop intimes. On en voit la limite dans le spectacle de Pipo Del Bono par exemple qui s’épuise à vouloir mélanger le social et l’intime et finit par nous exposer des corps nus, le sien et les autres : « Ecce Homo » et tout est dit. Mais c’est bien court et l’aveu est d’impuissance, impuissance notamment du langage à dire ce qu’il y aurait à dire. Car on voudrait que le théâtre soit ce grand psychodrame collectif qui aille aux origines du mal et l’exorcise par des rites et des paroles. Le théâtre en son fonds originel est fondamentalement de cet ordre, mais comment se fait-il que le théâtre contemporain s’épuise à s’y essayer et n’y parvienne pas ? Un grand poète a écrit « nous avions trop présumé du masque et de l’écrit », c’est sans doute cela. Peut-être nous faut-il consentir à considérer que le théâtre n’a pas de fonction rédemptrice, n’a pas de mission sociale particulière et qu’il est un mode parmi d’autres de représentation à la recherche de la pertinence de ses formes afin de pouvoir dire ce qu’il en est du fait de vivre dans un monde déserté par les dieux. À certaines époques, ce vide a fait sens, à d’autres il est devenu sans signification particulière. Mais le fait que des hommes et des femmes s’activent à en ranimer la flamme doit nous convaincre que cette forme « anachronique » n’est pas morte. Alors on attend d’autres arts qu’ils nous fassent signe et c’est le cas avec ce surprenant spectacle de Flamenco, de danse pure on devrait dire, que nous a donné Israël Galvan à la carrière Boulbon. Début en short et torse nu, un masque sur le visage et pieds dans le sable, le danseur trace les signes cabalistiques de la danse. Ainsi I.Galvan devient un faune qui sort à l’entrée de la nuit et nous invite à danser dans notre tête. S’ensuivent des numéros époustouflants, démonstration vertigineuse de danse Flamenco sur planches sonorisées, silhouette de femme à mantille noire ondoyant des hanches et claquant ses bagues comme des castagnettes, soutien des percussions et du chant avec cependant une Inès Bacan au-dessous de sa réputation. Ce danseur donne le vertige, il récite et déploie une variété de registre de danse étonnante : mouvements des bras d’une souplesse et d’une grâce infinie, virilité violente des « zapatéado » et percussions des pieds avec toutes sortes de souliers de danse à bouts ferrés, jeu des pieds et torsions comme dans le butô japonais, claquettes, et toujours cette fougue nerveuse, ce piétinement de pur-sang qu’on entrave, ces charges de taureau dans l’arène. On croit que chaque séquence va se clore et s’apaiser mais c’est chaque fois pour mieux repartir, relancer le danseur, plus haut, plus loin en lui et hors de lui. On voit çelà, on assiste à cette métamorphose, ce danseur est un paratonnerre qui attire la foudre sur lui et nous transmet l’onde de feu. Alors on comprend qu’il y a une vision en lui, que cette vision vient de la Bible et que probablement cette « Apocalypse » à lui, est moins extérieure qu’il n’y paraît, qu’elle le conduit en une spirale, une parabole, à nous parler de la mort comme en parle aussi la tauromachie et en un sens le Flamenco. Il nous laisse à la fin « groggy » après avoir déroulé ses fastes funèbres, la danse de ses compagnons, le chant dans la nuit et même les sons incongrus du heavy metal et du violon qui lancent le chant du célébrissime « pèlerinage de Notre Dame du Rossio » cependant que coiffé d’un béret, il tambourine en dansant et jusqu’à l’écraser sur un tambour « basque ? » qu’il finira par jeter. Finis les fifres et les tambourins, les cercueils apparaissent, il faut danser sur la mort ou avec elle pour finir par claquer des talons comme on claque des dents. On sort de là sonnés, bouleversés, émus par un danseur de 36 ans, une perle noire au firmament de la danse tout court. Et c’est ainsi en ce 63° anniversaire du Festival d’Avignon, nous avons entrevu (car il est impossible de tout voir) comment le théâtre pouvait être aussi bien un déchaînement de moyens technologiques, un danseur de solitudes ou un acteur nu sur un plateau. On aura compris que tout cela est d’emballage, seul compte le fait que l’on a quelque chose à dire dans une forme adéquate, mais cela, on le savait déjà.