« De quoi sont les pieds » ? demandait l’adjudant à la jeune recrue entrant au service militaire au siècle dernier. Réponse : « les pieds sont l’objet d’un soin constant, mon adjudant » était la réponse correcte et attendue. On passera sur la succession logique entre ces deux locutions et on ne retiendra qu’une chose, le confort du pied, pour le soldat, le fantassin comme pour le « Pékin » ensuite, est une chose vitale, tous les marcheurs –et il n’en manque pas à notre époque – vous le diront !
De là au soulier, il n’y a qu’un pas, comme dirait un faiseur de calembours. C’est que le soulier ou la chaussure est aussi chez l’humain l’objet de soins particuliers, bien des femmes vous le diront et pas seulement celles qui se préparent des désagréments à venir mais qui pour l’heure paradent sur des « stylettos » qui leur font la cambrure affriolante. Et chez l’homme ? Pareil souci ne sied pas qu’au dandy. On a vu des curés, on a vu des militaires, en particulier dans la cavalerie, mettre un soin particulier à lustrer leurs bottes ou leurs gros souliers à lacets. Du reste le cirage de bottes s’apprend à l’armée où « cirer les pompes » de ses supérieurs est un gage de promotion. Alors, ensuite, dans la vie courante, cette habitude a créé tellement de cas d’école que « cirer les pompes » est devenue une expression familière. J’en viens à mon sujet, à ce sujet particulier qui se trouve être un conseiller des Princes du moment lequel aimait tellement les souliers cirés qu’il se les faisait lustrer par un quidam qui ne pût s’empêcher d’en tirer vanité. Et voilà où l’histoire se corse. Car ce conseiller Élyséen semblait avoir en outre une fâcheuse tendance à mélanger ses intérêts propres et ceux de l’État, ainsi qu’une propension toute particulière à fustiger les riches dans des discours qu’il inspirait à son Prince, se comportant ensuite en petit marquis dans la cour de ce dernier. Du moins, c’est ce que rapportent les gazettes. Les gazettes, ou les gazetiers ? En l’espèce l’un de ceux-ci, moustachu et connu pour plisser les yeux d’un air gourmand comme une araignée replie ses pattes considérant une proie prise dans les rets de sa toile. Ainsi, ayant attrapé ce bel insecte aux souliers brillants, il lui fit son affaire et l’exécuta par un beau scandale médiatique comme il s’en concocte ces temps-ci au moins un par semaine ou par mois. Ceci n’aurait rien pour nous étonner si le coup de grâce n’était venu de la révélation que cet homme « se faisait cirer les souliers ». Et quoi, se faire cirer les souliers est-ce un crime ? Sans doute ! Parce que, voyez-vous, à ces hauts postes de la République on est d’abord censés représenter les « va-nu-pieds » et les « sans culottes » tant qu’on y est. C’est que la Révolution a laissé des traces dans notre mémoire nationale. Et à la fin, on ne sait plus si le crime était la prise illégale d’intérêt ou le coupable usage d’un cireur de souliers. Il est vrai que ces derniers se voyaient encore au siècle dernier en Espagne, mais que le spectacle d’un pauvre diable en train de lustrer les chaussures d’un quidam aurait aujourd’hui quelque chose d’insupportablement dominateur en ces temps d’égalitarisme républicain. Les Anglais cependant, qui aiment les beaux souliers, se les font lustrer dans le métro depuis « des lustres », sans que cela ne choque personne. Un « Job » comme un autre ! Il est vrai qu’ils ont aussi conservé leur industrie de la chaussure. Ma foi, là-dessus, tout à mes pensées je me pris à regarder comment sont chaussés nos contemporains. Je vis beaucoup des ces « écrase merdes » comme on dit vulgairement, de ces pataugas, de ces chaussures de sport qui font ressembler la rue à un stade de sport. Il est vrai qu’en général le vêtement va avec, et je me dis que la vente de cirage n’est pas le commerce dans lequel il faudrait se lancer en ce moment. Il me revînt aussi en mémoire cette remarque de Pierre Joxe à propos de l’accusation qui était faite à l’adresse de Pierre Bérégovoy alors Premier ministre : « comment voulez-vous qu’un homme qui porte de telles chaussettes soit malhonnête ». J’en restai perplexe en me disant que tout comptes faits, je continuerais à cirer mes souliers moi-même, on ne sait jamais.