C’était donc en 65, étudiant, je venais d’aménager à Bordeaux pour préparer ma thèse. Je lus, sur, une affiche : « Expo Bissière », premier éblouissement. Bissière était encore dans l’actualité. L’année précédente, il avait représenté la France à la biennale de Venise tout le monde attendait son sacre, et avec lui celui de la seconde école de Paris qu’on désignait comme « Abstraction lyrique ». Et c’est Rauschenberg, le jeune artiste américain qui fut désigné. Cette date de 64 marque alors la fin de la prééminence française en peinture, la fin d’une époque et d’une vision du monde.
Donc Bissière, que je ne revois jamais sans penser à ces années-là, je le vois mieux aujourd’hui qu’hier, de même que je comprends mieux cette coupure du sillage académique, qui de l’influence de Lhote à la retraite méditative dans le Lot (mauvais jeu de mots !) dit bien ce que peindre veut dire, ou en tout cas, endurer. Alors, j’ai filé à Bordeaux pour voir l’accrochage (très bien fait) : une salle pour la peinture néo-cubiste, Ingresque, qui me révèle des choses que je ne connaissais pas ou qui ne m’avaient pas frappé. Une salle qui passe par la période « christique », tapisseries et variations avec personnages sur fonds qui évoquent parfois Dubuffet. Puis arrive la peinture à l’œuf, les signes, les enchantements de la couleur. Une salle enfin sur le signe et la trame et puis cet étonnant « journal en images » qui me révèle de quelle douleur se lèvent ses jours, les uns après les autres et comment la peinture peine à sécher les larmes. Émouvant. Dons, reprenons. Je vois clairement alors d’où vient cet homme. Il vient d’un savoir et d’une pratique, l’école de Paris certes, mais aussi les maîtres. Quel plaisir d’en suivre le dialogue tout au long de l’exposition : Klee bien sûr après le semblable éblouissement maghrébin, Braque ailleurs, Ingres, je l‘ai dit, Dubuffet aussi mais plus loin Rothko (non pour la visée métaphysique, mais pour l’agencement de la profondeur et de la surface). Et Pollock. J’ai été frappé que l’un des derniers (sinon le dernier) de Bissière, « Silence du crépuscule » (64) soit si proche du « the Deep » ce Polock de 53, qui est au Centre Pompidou. Ce n’est pas la même chose sans doute, mais c’est si proche. Au centre du tableau de Pollock ce noir qui creuse et absorbe la matière blanche qui n’est plus alors le fameux « Dripping » mais où l’on voit bel et bien les coups de pinceaux, une toile peinte comme il ne le faisait pas souvent. Qu’il soit mort d’accident peu de temps après donne un accent supplémentaire à ce tableau. Quant à Bissière, ces « crépuscules » de la fin où le noir pleure du blanc et où la surface se divise en deux comme parfois chez Rothko, émeuvent. Je suis resté longtemps à regarder ce tableau. Il m’a évoqué aussi un certain tableau de Music peignant Paris, la nuit. Dans ce cas, c’était un poudroiement de lumière blanche sur fond noir comme si on avait talqué la nuit. Revenons à cette radicalité de Bissière. Je n’avais jamais bien examiné la matière peinte, cette matité de la touche, cette non transparence glacée de la peinture à l’œuf qui cependant reflète la lumière et la fait sourdre de la toile (« émergence du printemps »), qui irradie. On se dit alors que cette peinture française des années soixante est sans équivalent, sans comparaison, surtout avec les Américains qui feront vraiment autre chose. Le condensé de réel comme pensée du monde a été approché là, comme dans cette « minute du monde » que voulait à toute force peindre Cézanne. Puis je tombe sur cette phrase : « Quand je commence une toile je n’ai qu’une sensation de couleur, une émotion et c’est tout. Une fois que cette première couleur est mise, elle en appelle une autre, une autre encore et toutes ces couleurs qui viennent s’ajouter finissent par suggérer des formes. Je n’ai qu’à les suivre. Je veille seulement à combler les trous, à donner une plus grande densité à l’ensemble. » Cette immanence du monde, cette présence à la couleur est, ici, si modestement exprimée, qu’on s’étonne que cette œuvre reste encore, pour beaucoup, à découvrir. Là, dans ce musée de Bordeaux, un dimanche matin de Janvier, elle rayonnait d’un mystère et d’une profondeur qu’on trouve rarement dans les musées. (Un mot encore. Le catalogue, utile pour se souvenir de ce qu’on a vu. Mais quel désastre des reproductions couleur ! On sait bien que les musées sont fauchés mais aujourd’hui produire ça est inadmissible. Il n’est que de voir ce que Taschen arrive à faire. La bonne repro offset ça existe ! Je suis étonné que les conservateurs aient consenti à ça dans le cas de ce peintre !)