NUIT DU RAGA À LA PHILHARMONIE DE PARIS

Soirée consacrée à la musique indienne, à la nouvelle Philharmonie de Paris. Le Raga, cette musique faite pour « colorer l’esprit et lui procurer du plaisir »qui date de mille ans se caractérise par l’association d’une structure musicale avec un état émotionnel, une saison ou un moment de la journée. Son but est de procurer un ravissement esthétique, de donner une saveur particulière aux choses, notion cardinale dans la pensée esthétique indienne. C’est donc un cadre mélodique qui se prête parfaitement à la composition et à l’improvisation, une entité dynamique possédant une forme unique qui incarne une idée musicale. Un raga rassemble un grand nombre de thèmes composés par de grands compositeurs du passé ce qui n’empêche pas la création des musiciens actuels et ainsi se génère une variété infinie de séquences mélodiques dans le cadre d’un raga donné.

Premier concert donné par KUSHAL DAS, un joueur de sitar de Calcutta. Le sitar, cet instrument que Ravi Shankar va faire connaître au monde dont la spécificité acoustique tient au fait qu’elle s’incarne dans une corde de bronze optimisée pour que la vingtaine d’autres cordes qui l’accompagnent lui assure un complément. Toute la difficulté tient au fait que la mélodie est portée sur une seule corde dont les harmoniques sont développées par les autres. La technique du jeu oblige à des déplacements sur toute la longueur du manche. Kushal Das est porteur d’une technique transmise par des maîtres et gurus qui lui ont donné le secret de cette vibration mystérieuse qui est tout l’art du Sitar. S’il a eu quelques difficultés à accorder son instrument, les longues périodes musicales qu’il nous a offertes valaient le déplacement. Viennent ensuite les joueurs de sarod AMJAD ALI KHAN et ses deux fils AMAAN et AYAAN au jeu subtilement différencié. Le son su Sarod est métallique et aigre, il produit un son issu de la mélodie joué qui est modifié par les dissonances du bourdon. Pour nous plonger dans la mélodie et l’harmonie, il y faut beaucoup de talent. Tout est donc dans l’art de l’interprétation. C’est le plus récent des instruments classiques indiens, le son en est produit par la chaine de contact entre l’ongle que le maître lime consciencieusement devant nous, la corde métallique et la touche d’acier. C’est la table d’harmonie, en peau, qui vient l’adoucir, lui conférant une douceur particulière. Celui d’Amjad Ali Khan rappelle le Sarangui (vielle à archet) qui accompagne souvent la voix. Ce soir-là, Amjad fit entendre le son aigre de son instrument sans en tirer d’effet particulier, puis fit la démonstration de la transformation de ce son ingrat en subtiles et envoûtantes mélodies reprises par les sarods de ses fils en d’infinies combinaisons. Fascinant. Et puis vînt l’artiste attendu L.SUBRAMANIAM, « Mani » pour les intimes et son fils AMBI avec son art si singulier du violon carnatique. Si la virtuosité avait besoin d’un nom, ce serait le sien. Jamais, il me semble, je n’avais entendu autant de richesse rythmique, autant de couleurs issues d’un violon, joué de cette étrange manière (le musicien assis tenant son violon calé contre le menton ou détaché, la hampe vers le bas et l’archet tenu horizontalement). Mani est un musicien classique issu de la tradition qui au XVII° siècle en Inde se marqua par 3 compositeurs majeurs : S.Sâstra, M.Dikistar et Tyagaraja, les « Mozart » ou « Haydn » de leur époque. Le plus saisissant néanmoins, c’est le son plaintif unique que « Mani » sort de son instrument et qui est reconnaissable entre tous. Il s’agit d’un son nostalgique et lent qui avance, souvent soutenu par le tabla qui l’accompagne et lui permet de s’élancer dans d’infinis tourbillons dont le « raga »donne le cadre. Mais dans ce dernier concert, si, comme toujours, on est plongé dans une atmosphère unique par ces sonorités, ce qui m’aura frappé, c’est la construction harmonique qui soudain fait exploser la gamme des sonorités et donne à la palette sonore une richesse jamais entendue. Quel bonheur d’avoir été présent à ce concert ! Mais enfin, s’il faut parler de ravissement, nul pour moi n’égale celui que me procure l’écoute de la musique dHARIPRASAD CHAURASIA. On dit que ce « droitier » aurait inversé ses doigtés sous l’influence de l’épouse du grand Ravi Shankar et que cela aurait libéré son incroyable dextérité. Ce flutiste issu de la Maibar Gharana a vraiment su se créer un univers propre qui n’en finit pas de tisser des liens entre orient et occident (il a enseigné longtemps au conservatoire de Rotterdam). On l’a entendu parfois en compagnie de John Mac Laughlin, de Yehudi Menuhim ou encore d’Egberto Gismondi ou encore avec le percussionniste Zakir Hussain. Aujourd’hui, il joue le plus souvent avec son neveu Rakesh, ce n’était pas le cas ce soir. Mais encore une fois, le son de cet artiste (comme de la plupart des grands) est à ce point unique que sa vibration touche au cœur. Il joue faut-il le préciser, de la flûte Bansuri, ce long bambou que l’on tient obliquement à la bouche comme une flûte traversière. Ce soir-là, il commença par un prélude (Alap) d’une grande profondeur méditative, pour se lancer dans des développements harmoniques infinis (Jor) appuyé par une deuxième flûte Bansuri (Vivek R.Sonar) ponctué par des pulsations rythmiques au tabla (Ram Prasad Mishra) et aux percussions (Bhawani Shankar). Alors, la phrase musicale monte, descend, nous emporte, semble ne devoir s’arrêter jamais et cela pendant plus d’une heure de concert sans arrêt. On en sort ébloui, ravi, transporté, on en redemande car cette expérience musicale est alors absolument unique. Pourtant Chaurasia est malade, il lui a fallu s’asseoir sur une chaise et non en tailleur, la maladie de Parkinson l’accable, mais il sait transcender encore ces limites pour nous donner le meilleur de sa musique. Pour ma part, elle m’évoque cette atmosphère si particulière que je trouve aux films de S.Ray comme le « salon de musique » par exemple et elle me renvoie à ces petits matins du Rajastan où j’ai eu le bonheur de voir la brume se lever sur les champs désertiques et secs avec de loin en loin de grands arbres et des silhouettes de femmes en saris de couleur portant de l’eau au sortir des puits. Envoûtant. Cette grande nuit du Raga, restera dans ma mémoire.

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