MARKUS LÜPERTZ , ARTISTE ALLEMAND.

Si, pour parler de ce peintre et sculpteur dont le Musée d’art moderne de la ville de Paris vient de monter la première grande rétrospective parisienne (après avoir montré la donation Werner en 2012 qui comportait déjà beaucoup d’œuvres), il faut évoquer le courant néo expressionniste allemand où l’on trouve Baselitz ou Polke, cela n’épuise pas le sujet. Markus Lüpertz est en effet un artiste original qui s’est assez vite émancipé des courants dominants de son époque et de son pays. Son œuvre se prête en effet à une multiplicité de lectures. Les quelque 200 tableaux et sculptures présentées dans cette exposition en donnent une idée.

Parlons de l’homme d’abord. C’est un dandy, façon XIX°, un homme grand, très grand, élégant, mis comme une gravure de mode avec ce qu’il faut de daté et de décalé pour en souligner le côté intempestif. Costumes taillés sur mesure, lavallière, canne à pommeau d’argent, immenses houppelandes, chapeaux de feutre, bagues et bracelets au poignet, il pourrait passer pour un hobereau prussien. Mais ce « souci de soi » a une autre fonction, celle de faire de l’artiste, sa propre icône, celle de se tenir pour tel, une fois pour toutes, loin du monde des rapins et des traîne blue-jeans de la mode. On en pense ce qu’on veut, on peut trouver cela arrogant, très antipathique, original, décalé, peu importe, voilà l’homme tel qu’il veut qu’on le perçoive désormais. On ne s’étonnera pas de découvrir ainsi dans l’exposition de grands tableaux de costumes gris qui sembleraient sortis d’un catalogue de maître tailleur publiés dans « Vogue » au siècle dernier. Mais ce n’est pas cela le plus intéressant. Parlons déjà de sa manière de peindre. Contrairement à la pente du néo expressionnisme qui est volontiers démonstratif, lui utilise une peinture froide, comme distanciée, sans contenu réel, plutôt formaliste donc. Cela est très net dans sa série des « Dithyrambes » où il se livre à des simplifications formelles de l’objet dont il change l’échelle, grossissant le détail jusqu’à la monumentalité, jusqu’à atteindre une forme d’abstraction sans jamais en franchir le seuil cependant. Aussi, lorsque ce traitement de l’objet se porte sur des choses aussi reconnaissables que des casques d’acier et qu’il utilise la couleur vert de gris typique de la Wehrmacht, alors sa peinture acquiert une force et crée un trouble qui met le spectateur mal à l’aise, tant la monumentalité ici renvoie à la fois à l’angle critique comme au dithyrambe. Mais picturalement, on est plus près du langage de l’affiche que de celui de la peinture de chevalet. Parfois aussi, il pousse vers l’inidentifiable et ne reste sur la toile que l’allusion à la chose peinte. C’est en cela qu’il est proche de l’abstraction, il perd l’objet pour retrouver son absence dans la chose peinte, comme si c’était le seul moyen qu’il ait à sa disposition pour aller vers la peinture en tant que telle. Mais à ce stade, il convient de se demander si le mot « dithyrambe » repris à Nietzsche, ne prend pas ici un sens de dérision, car ce qui en est l’objet est d’une effrayante banalité : toiles de tente, poteaux, traces de pneus ! Ce faisant néanmoins, il a acquis une liberté formelle par rapport à son modèle ou à son objet qu’on verra à l’œuvre plus tard. Et notamment à propos de son rapport à la tradition. En effet, comme beaucoup de ses contemporains, Lüpertz regarde vers la peinture qui l’a précédé (le cas le plus marquant est évidemment celui de Picasso dans son dialogue « avec les maîtres ») et c’est vers Poussin, Courbet ou Goya que son regard se tourne. De ces peintres et de leurs œuvres, il prendra tantôt un fragment, tantôt des éléments (comme dans le tableau : le Printemps de Poussin) tantôt des situations (le « Tres de Mayo » de Goya ou « l’exécution » de Manet) et les réinsère dans un contexte nouveau. Dès lors, il a trouvé son langage fait d’emprunts, de fragments en dialogue, typiques de notre culture de la ruine, de l’oubli, du désordre, de la déconstruction ou même de la récusation d’un sens univoque. C’est pourquoi, son « Arcadie » n’évoque plus, ni Poussin, ni Puvis de Chavanne. Chantier inachevé, à peine commencé, l’Arcadie, chose mentale (cosa mentale) permet au peintre de se comporter en archéologue du futur, celui qui pose le fragment non comme l’élément d’un ensemble perdu à reconstituer, mais comme une fin en soi, la seule forme possible d’un réel toujours-déjà démembré. Ainsi l’inachevé n’est pas un manque, mais un but en soi. Néanmoins, ceci n’implique pas que l’artiste désespère de l’art pour dire le séjour de l’homme au monde, au contraire, il affirme sa foi en l’art, en la capacité créatrice. Pour le faire bien comprendre, il convoque les figures des musiciens, (Mozart, Salieri), des poètes (Hölderlin), des héros de la mythologie grecque (Ulysse, Hercule, Hector, Diane), qui tous font signe dans un désert et reprenant une citation d’O.Wilde, il note que « pour préparer la venue des dieux, il faut une voix qui crie dans le désert ! » Un mot ici pour relever cette polarisation allemande vers l’antique origine, vers la source, vers le mythe. Il n’est pas le seul, avant lui, Goethe, Hölerlin, Winckelman et tant d’autres ont pris cette voie et c’est en ce sens je pense qu’on peut le qualifier, d’artiste allemand. Mais, ce retour amont, il va l’exercer de la plus séduisante des manières, par la sculpture et la sculpture en bronze polychrome. Se souvenant sans doute d’Horace qui voulait les sculptures plus durables que l’airain (exegi monumentum aere perennius), il sculpte et coule en bronze des statues monumentales dont la forme est souvent mutilée, ou incomplète et il les peint de couleurs criardes, violentes ou alors délicates comme celles de la sculpture baroque, engendrant ainsi un trouble sur leur identité, leur virilité qui les apparente à la fois à des monstres et à des anges. Soudain, le peintre qui s’était déclaré troublé tout jeune en découvrant les majestueux nus de Maillol, trouve dans la sculpture la prolongation naturelle de son acte de peindre. Là encore, la tradition allemande, celle d’Arno Brecker, vient à l’esprit ajoutant un trouble à la vision de l’homme de demain. Mais si la sculpture nazie (aussi bien que celle du réalisme socialiste) dessinaient la forme d’un homme idéal, l’homme de Lüpertz est définitivement cassé, en morceaux, démembré, maquillé parfois et ce vers quoi il fait signe n’est plus l’avenir mais probablement le passé. L’Arcadie encore une fois, ce rêve de peintre ? Tel est le sens de ce voyage que l’exposition nous propose de faire, à l’envers, depuis les dernières œuvres qui montrent Ulysse sur sa barque, jusqu’à Hölderlin qui dans son Hyperion est à la recherche de la terre patrie, la Grèce rêvée, l’Arcadie, le recommencement. C’est là le message en creux de cette exposition, qui donne à voir l’une des œuvres les plus puissantes et séduisantes que l’on puisse voir en ce moment.

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