C’était dimanche dernier, et c’était jour de pluie. En sortant de chez moi pour aller acheter mon pain, je suis tombé sur un sac rempli de bouquins qu’un citadin sans doute encombré de leur poids avec mis sur mon chemin. Tout lecteur de passage ou bibliophile avisé ne pouvait que s’arrêter, quitte à passer son chemin si sa curiosité n’était piquée par quelque titre.
Cédant à ce penchant du lecteur pour la chose imprimée, j’examinais donc le contenu de ce sac abimé. Un volume, bien mal en point, couverture déchirée attira mon attention, il s’agissait des « Réflexions du comédien » de Louis Jouvet. L’ouvrage datait de 1952 et chose incroyable, il n’avait jamais été ouvert ni, à fortiori, lu, ses pages n’étant pas encore coupées. Car, il fut un temps, où les livres arrivaient ainsi avec leur « in quarto » plié. Soixante ans de mutisme, coincés dans une couverture, voilà des mots qui ne songeaient qu’à s’échapper afin de venir se placer sous l’œil de quelque lecteur intéressé. De ceux-là, j’étais. Je le ramenais à mon domicile, le séchais, j’en coupais délicatement les pages repliées et entamais une lecture qui me prit carrément la journée. Mais quel bonheur de lire Louis Jouvet, de l’entendre disserter sur le théâtre, les pièces et les auteurs de son temps, sur le public aussi, sur les échecs et sur le succès. Allant jusqu’à dire que le destin du théâtre c’était d’avoir du succès puisqu’il tient tout entier dans l’art de plaire. Enfin, cela, ça datait de l’époque où il n’était pas subventionné, depuis on peut emm…le public sans frais puisque la recette vient toujours après. Quel bonheur de l’entendre parler de Victor Hugo ou de Beaumarchais cet étonnant auteur, qui ajoutait à son talent (deux pièces majeures du répertoire quand même « le Mariage » et « le Barbier ») d’homme de théâtre ceux d’homme de cour, de galant et d’horloger. Jouvet raconte combien il lui fallut de courage et d’astuce pour convaincre ses parents de le laisser s’engager dans le théâtre lui, dont on voulait faire un pharmacien ou un médecin, plutôt que ce « métier honteux ». Aussi, la scène célèbre « d’Entrée des artistes » où l’on voit le professeur Lambertin morigéner des blanchisseurs obtus qui veulent garder leur fille, prend-elle une autre saveur lorsqu’on sait que c’est sa propre histoire qu’il joue. Quant au théâtre, à le lire, on découvre que c’est une chose simple : « ce jeu d’un soir qui est une conversation entre l’auteur et le public, une proposition offerte qui est parfois reçue et parfois refusée ». Enfin cela, c’était une époque où le metteur en scène était au service du texte. Il est, comme on sait, devenu depuis le personnage principal dont l’auteur est le fournisseur, la matière première qui ne vaut que d’être transformée. C’est donc très émouvant de lire sous la plume d’un grand du théâtre cette modestie supérieure qui parle du théâtre comme on n’en parle plus. Et puis Jouvet nous fait une farce, il prend le temps de mettre en mots un programme sur le rôle que l’État doit jouer afin que le théâtre devienne l’art majeur de la cité ; ses droits et ses devoirs. C’est tellement clair qu’on y souscrirait facilement avant d’apprendre, ce qui ne change rien à la chose, qu’il est signé Napoléon à l’époque où il n’était que Bonaparte. Ceux qui sont férus d’histoire se souviennent sans doute que Napoléon écrivit les nouveaux statuts de la Comédie Française pendant le siège de Moscou. Jouvet, lui écrivait ce texte pendant la tournée qu’il entreprit lors de la dernière guerre en Amérique latine afin de soutenir le prestige de la France et d’échapper à la censure de Vichy et des Allemands. Le soir venu, je refermais le petit livre à couverture rouge des « Éditions théâtrales » me demandant ce que j’allais en faire ? Le déposer à mon tour dans la rue, l’exposer à nouveau à la pluie au risque de le perdre ? Réflexion faite, je l’ai rangé dans ma bibliothèque au rayon du théâtre comme on ramène un dimanche en fin de journée un gamin crotté qui a quitté sa promenade et qu’on raccompagne au pensionnat. Mais qui lit encore Jouvet ? Il m’aura fallu cette circonstance pour que j’en éprouve le plaisir et la nécessité.