Une fois de plus, un événement récent, de ceux que tous les propriétaires de vieilles maisons seraient heureux de vivre, nous remet en mémoire ce vieux débat de la valeur de l’art. Ne voilà-t-il pas que, pour effectuer des travaux d’étanchéité dans un grenier, on met à jour, dans la région de Toulouse, derrière une cloison, un tableau ancien, qui se trouve être probablement du Caravage.
Ce peintre mythique de la fin du XVI° siècle, mort à 38 ans dans des circonstances mal établies et qui est un des maîtres du clair-obscur donnant à sa peinture une théâtralité dont beaucoup s’inspireront par la suite. La plupart des peintures qu’il nous a laissées sont dans les plus grands musées et il n’y en a pas tant que ça, une trentaine environ. Alors imaginez-vous, si cette découverte confirme bien qu’il s’agit d’une toile de ce maître, son évaluation va se compter en millions. Du coup, la tête nous tourne et nous ne voyons plus que ça. Indifférents à la « chose », (il s’agit d’un tableau de Judith et Holopherne), le prix fait soudain écran à la peinture et se substitue à nos motifs d’admiration. Car bien entendu, ceux qui fréquentent un peu les musées ont bien dû, un jour ou l’autre, croiser un tableau du Caravage. Combien de temps ont-ils (avons-nous ?) consacré à sa contemplation. Quelques instants, pas plus, sans doute, il y a tant à voir dans les musées. Mais que soudain dans le cadre doré, au lieu de Judith et Holopherne brille la somme de millions d’euros ou de dollars et tout change. C’est comme devant un grand Picasso que beaucoup regarderaient avec indifférence ou gêne et que bien peu voudraient chez eux mais qui, accompagné de sa contrepartie valeur, impressionne. C’est ça qui nous paraît intéressant. Que demain (ce que je ne souhaite pas aux heureux propriétaires !) ce tableau se révèle d’une autre main, une copie par exemple et sa valeur ne sera plus que celle d’un tableau ancien, de belle facture certes, mais sans doute une copie et sa valeur dégringolera. En aura-t-il pour autant changé d’aspect et d’apparence ? En sera-t-il moins beau, moins désirable ? La voilà, la vraie question. Au-delà de cette question sur laquelle on peut passer du temps, s’en dissimule une autre qui est celle des chef-d’œuvre estampillés offerts à notre admiration. Pourquoi les admirons-nous ? Est-ce parce que leur beauté intrinsèque nous frappe ? Est-ce parce que leur réputation nous impressionne ? Est-ce parce qu’ils sont au musée ou en des haut-lieux du goût ? Et encore, lorsqu’il s’agit de peinture ou de sculpture ancienne, la référence culturelle acquise ou apprise est telle que nous en avons intégré les principes et nous l‘acceptons facilement, mais lorsqu’il s’agit d’œuvres contemporaines, c’est une autre affaire. Allons jusqu’au bout du raisonnement : qui pourrait soutenir que l’estimation du prix n’influence pas l’idée que nous nous faisons de la valeur ? En d’autres termes, peut-on dissocier facilement dans notre esprit, le prix et la valeur ? Alors, on nous dira : bien sûr le prix ce n’est pas la valeur et on fondera là-dessus une grande morale ; la valeur n’a pas de prix et le prix n’a pas de valeur. Voire ! Et que dire au juste du prix de l’art qui est, convenons-en, une valeur symbolique qui ne vaut que dans le cadre d’un système de valeurs (le notre et celui de l’économie de marché qui donne à tout un équivalent marchand), mais qui indiffère un natif de Bornéo ou de Nouvelle Guinée par hypothèse. Voilà qui est troublant. On finira donc par en tirer une sagesse, qui est celle de ne pas convoiter ce qui a du prix mais plutôt de la valeur, et à un tableau du Caravage que nous ne trouverons pas sans doute demain dans notre grenier, préférer un dessin, une peinture, une photo d’un artiste qu’on aura su regarder en se disant au fond, que c’est notre regard qui fait la valeur de ce qu’on regarde par la manière dont on l’accompagne de considérations qui lui sont au fond étrangères. Sans cela, il n’y aurait pas de fluctuation des goûts d’une époque à l’autre. Une telle philosophie ne nous remplira pas la bourse mais nous permettra de ne pas regretter de ne pas avoir eu des ancêtres qui avaient eu assez de goût pour se payer un Caravage lorsque personne n’y prêtait une grande attention (sans doute).