HEROS

« Malheur aux peuples qui ont besoin de héros » écrivait B.Brecht au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Il savait ce que le mot « guerre » voulait dire. Il ne visait pas en effet le héros en tant que tel, mais le fait que la société ou l’humanité en ait besoin, car ce besoin ne se fait ressentir que lorsque le danger guette et que l’avenir s’assombrit.

J’avais cela en tête lorsque je regardais la retransmission des cérémonies aux Invalides pour l’hommage au colonel Beltrame. Beaux discours, succédant à d’autres beaux discours, tenus là déjà en de multiples circonstances. Trois présidents ont officié dans le rôle, ce qui signifie que depuis dix ans nous connaissons cette spirale infernale dont tous les commentateurs avisés disent qu’elle n’est pas près de s’éloigner. Alors oui, le besoin de héros témoigne du malheur des peuples. Il n’est que de regarder ce qui se passe dans le monde aujourd’hui. Les auteurs d’actes de bravoure se succèdent les uns aux autres et les héros reconnus ne font pas disparaître pour autant les héros anonymes. Lorsque l’on faisait ses humanités dans un temps lointain, on enseignait à la fois le vie des héros et celle des saints. Dans les deux cas, c’était dans le même but, moral et éducatif. Aux Romains les héros, aux Chrétiens le martyre. Un seul point commun, la mort pour un idéal. Ce n’est pas faire injure au souvenir ni à la mémoire des morts que de dire que les affrontements que nous connaissons aujourd’hui opposent deux catégories d’hommes et de femmes à l’occasion : ceux qui ont l’humanité de l’homme comme idéal et ceux qui ont la mort pour idéal. La mort pour un idéal en effet est autre chose que la mort pour idéal. Mourir pour une cause peut en effet être la plus haute ou la plus désespérée des causes. On sait bien que la dimension religieuse invoquée en est bien plus souvent le prétexte que la cause. Bien entendu lorsque deux hommes se battent sous les murs de la ville, celui qui la défend aura les honneurs funèbres et celui qui l’attaque sera laissé dehors en pâture aux chacals et aux vautours. C’est là le sujet des plus antiques tragédies de Sophocle ou d’Eschyle. Cela qui est lié au fait de guerre est à l’origine du théâtre Grec inscrit au plus profond de notre culture ; guerre signifie deuil, douleurs et sacrifices, c‘est pourquoi le théâtre antique commence toujours par un discours aux morts et c’est pourquoi de tels discours ont besoin d’une dimension théâtrale. On oublie cela en temps de paix. Une génération oublie vite les drames de celle qui l’a précédée. L’Europe de la paix construite au lendemain de 1945 est née de cette idée-là : « la paix vaut mieux que la guerre des peuples, des civilisations ou des religions » et la proclamation de l’Édit de Nantes vaut mieux que sa révocation. Raison de plus pour y réfléchir à deux fois avant de prendre congé de l’Europe, même si dans le cas des Britanniques, ils n’y sont jamais vraiment entrés. La génération d’après-guerre qui a connu la paix se souvient des déchirements qui ont affecté les familles de père en fils parfois et tient pour un bien précieux la paix revenue. Mais la paix doit-elle, quelque grand bien qu’on en pense, valoir acceptation de l’assujettissement et du déshonneur ? C’est là que la question se pose dans ce débat de conscience et de société qui dresse les uns contre les autres les individus et les communautés. Y répondre comme fit le Président aux Invalides par l’éducation et le développement social, ce qui veut dire aussi par le travail pour tous, est la bonne et sans doute la seule réponse possible. La mort des héros appelle naturellement vengeance, c’est le premier sentiment de l’indignation qui soulève. Pourtant la raison doit être du côté de l’État, quelque mal qu’on en pense parfois. La paix civile n’a pas de prix et la guerre civile est le plus grand de tous les maux. Dans une société comme la notre, pluriethnique et pluriculturelle de fait, il ne sert à rien de donner des coups de menton. Aucun problème de longue durée ne se règle de la sorte ; « il ne faut ni se mentir, ni rire, ni pleurer disait Spinoza, mais comprendre ». C’est parfois le plus difficile : comprendre et admettre la déraison des hommes aux prises avec leurs passions mortifères. Mieux vaut éduquer, cela commence par là mais aussi célébrer les héros qui donnent à la vie plus de prix en lui restituant la valeur que lui dénient les actes criminels. À ce titre en effet, le sacrifice d’un colonel de gendarmerie n’aura pas été vain.

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