Rien de tel que de répondre à une question qu’on ne vous a pas posée pour être libre de son propos. On se souvient peut-être que Jacques Chancel dans sa célèbre émission « Radioscopie » posait à un moment ou à un autre cette question à ses invités : « et Dieu dans tout ça ? », une question devenue ritournelle au point qu’on a envie de chanter sur le même air : « Et la culture dans tout ça ? » Dans tout ça, quoi ? Eh bien dans cet « autre monde qui vient » dont de savants auteurs médiatiques nous entretiennent à longueur d’articles.
Nous savons tous que la culture d’héritage et de transmission, ce que nous appelons par commodité « d’élite » en ce qu’elle est le meilleur de ce qui a été acquis pendant des siècles et qui constitue ce socle que nous désignons par le mot de culture, ce qui a caractérisé au long des siècles « l’homme cultivé » a de plus en plus de mal à être conservée et transmise. C’est ce qu’on a nommé : crise de la démocratisation culturelle en général dont celle de l’Éducation constitue un cas particulier pointé depuis longtemps. L’histoire des politiques culturelles menées dans notre pays en atteste, et un sociologue béarnais en a fait la théorie qui est devenue la base de toute critique récurrente de notre système de reproduction sociale, inégalitaire, et discriminant. On a bien essayé d’en sortir en passant de la démocratisation de la culture à celle du soutien à la diversité, grand thème fédérateur à l’Unesco : le droit de toutes les cultures du monde à être représentées à chances égales partout. Le renoncement d’une culture à être dominante qui marqua le retrait de la culture européenne occidentale au profit des cultures du monde en fut le signal. Cette noble idée aboutit à ce que certains désignent par le mot de multiculturalisme dont les démocraties nord-Américaines fournissent le modèle et que nos pays aujourd’hui reproduisent peu à peu. L’étude des cultures humaines, autrement dit, l’anthropologie culturelle a posé un trait d’égalité de valeur entre les cultures et souligné que la culture mondiale, c’est-à-dire l’ensemble des cultures du monde devait échanger une réciprocité de talents, d’œuvres et de réflexions sur un mode nouveau. Voilà qui est bien dans l’idéal. En pratique, il se passe que les cultures, pour égales qu’elles soient en théorie, sont néanmoins en lutte d’influence les unes par rapport aux autres et en compétition pour se disposer, pour de bonnes ou de mauvaises raisons parfois, chacune au détriment des autres du reste, comme référence de l’universel. Rien d’irénique en fait dans ce domaine, la compétition des cultures qui existe de toute éternité, aboutit toujours au même résultat ; une culture dominante se dégage, la plupart du temps appuyée sur la puissance de la société qui l’incarne. Il existe bien entendu des cultures de résistance, mais ce sont rarement des cultures de masse. Aujourd’hui, comme l’offre de culture est générale, la demande passe par les outils mis à la disposition des utilisateurs pour l’appréhender, l’apprendre, en utiliser les contenus et les formes. Ne parle-t-on pas de « culture informatique » comme on parlait hier de culture littéraire, artistique ou scientifique. Vous me direz que ceci n’empêche pas cela, mais on voit bien que le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication a pour effet que chacun se trouve soudain doté d’outils culturels d’un nouveau genre qui ont nom : « smartphones », tablettes, et autres « baladeurs ». La culture d’écran dispose de plus en plus entre le monde et nous un filtre qui fonctionne comme un aimant, elle en devient le viatique le plus puissant et le plus aisé à manier. Son modèle n’est pas l’universalisation des contenus mais l’uniformité de ce qu’ils transmettent ou rendent accessibles, donnant à imaginer une culture monde comme un immense esperanto qui met tout au même niveau : la Joconde et un concert de rock, un prix Nobel et un « tweet » de Trump, Mozart et un DJ qui en « samplera » les mouvements hybridés avec d’autres musiques actuelles etc. Nous sommes déjà devenus des consommateurs frénétiques de tout ce que la culture électronique peut coder et mettre en ligne, gratuitement et sans effort. Cette facilité nous conduit à privilégier un moyen unique pour aller vers les œuvres et la connaissance, mais ce moyen tend à devenir une fin en soi et ce jeu provoque une addiction. Regardons autour de nous. Nous sommes quasiment tous, reliés au monde virtuel, dépendants les uns des autres dans la solitude de nos bulles connectées. Nous ne connaissons plus qu’un « Autre » anonyme et indistinct, un « follower » qui participe d’adhésions improbables à des sujets frivoles ou à des emballements viraux, de sorte que tout le monde étant connecté à tout, n’est plus humainement relié à rien. Il se développe ainsi une culture nouvelle mais unidimensionnelle où le médium a pris le pas sur le message comme l’avait diagnostiqué, il y a bien longtemps, Mac Luhan. Cette culture en outre a une caractéristique, il faut qu’elle soit amusante, ludique, participative, immédiate, volatile, épidémique. Dans le monde Anglo-saxon on lui a donné un nom : « l’entertainment » ou culture des loisirs, ce qui conduisit, il y a quelques décennies, Hannah Arendt à poser la question suivante : « la culture a résisté à des siècles d’oppression mais il n’est pas certain qu’elle résiste à la version divertissante d’elle-même » ? Question toujours d’actualité !