On connaît cette définition éculée de la culture : « ce qui reste quand on a tout oublié », pourtant elle en dit plus long qu’on ne pense. La mort de Jacques Chirac nous en fournit un bel exemple.
Voilà un homme qui a exercé les plus hautes responsabilités, qui a été adulé, critiqué, vilipendé, attaqué, condamné, dont on a loué, après celles des grands anciens, les qualités et souligné les défauts au point qu’à tout prendre les Français se sont souvent reconnus dans cette figure complexe et contradictoire et fini par admettre qu’elle leur ressemblait.
Nous en sommes à la phase des hommages et des regrets, au moment où les défauts disparaissent sous les qualités et où les éloges s’accumulent comme les fleurs sur les tombes.
Demain sera un autre jour et comme pour ses grands prédécesseurs, le temps fera le tri, les critiques leur travail, les historiens leur synthèse et la mémoire le reste.
Or justement, que restera-t-il de ce destin dans dix ans, dans vingt ans, dans cent ans ? Quelques lignes ou davantage dans les livres d’histoire ou dans le meilleur des cas, quelques paragraphes avec photo et citation si possible : « la terre brûle… »
Pour ses grands prédécesseurs n’il n’en a pas été autrement. Ceux dont la mémoire garde la trace ont le plus souvent donné leur nom à une rue, un bâtiment, une place publique ou une station de métro de leur vivant ou de façon posthume et c’est ainsi qu’on s’en souvient. Les plus chanceux ont donné leur nom à un grand édifice culturel. Dans l’histoire récente : Le Centre Pompidou ou la Bibliothèque François Mitterrand. Pour Jacques Chirac ce sera un musée qui n’a longtemps eu d’autre nom que son adresse (le Quai Branly) mais qui porte le sien depuis quatre ans déjà.
Pourtant en ce qui concerne ce Président ce n’était pas la première chose à laquelle on eût pensé, car voilà bien un homme qui cachait son jeu. D’apparence débonnaire, un peu soudard par politique, un peu hâbleur et amateur de plaisirs frustes, il cachait (de moins en moins du reste) un goût certain pour les arts premiers ; la poésie orientale et ses raffinements subtils dont il était expert. Il avait donc fini par obtenir qu’on construisit à Paris cet étonnant Musée des Arts Premiers ou des Arts du monde qui lui tenait tant à cœur auquel il avait donné pour mission d’être « le lieu où dialoguent les cultures ».
Car voilà ce à quoi il croyait, à l’égale valeur des cultures du monde dont ce musée serait la vitrine. Ce mois-ci, le musée qui a été inauguré en 2006 et qui compte environ 1,5 millions de visiteurs par an expose ses vingt ans d’acquisitions : 77 000 objets et documents, artefacts, œuvres graphiques et photographiques) qui en font l’un des plus importants musées du monde dans ce domaine et accessoirement font de la place de Paris l’une des plus courues pour les arts premiers.
Voilà pourquoi son nom restera accroché à une dimension universelle de la connaissance et de l’art. Le reste s’effacera avec le temps. Dans vingt ans, dans cinquante ans, on dira encore : le Musée Chirac ? Mais qui était ce Chirac ? Pas sûr cependant que les millions de visiteurs du Centre Pompidou en sachent davantage sur ce président-là dont le portrait fait par un artiste y est toujours visible. Mais qu’importe, il est bien des palais qui portent des noms de rois que nous connaissons sans en savoir davantage : Ramsès II, Nabuchodonosor, Agamemnon ; grandes ombres dans le désert du temps et de la mémoire
Pourtant, dans le cas présent on risque d’avoir l’occasion d’en reparler dans les années qui viennent avec la polémique ouverte par les déclarations du nouveau président de la République qui a admis, voire recommandé, que l’on rende aux peuples du monde qui en ont été spoliés leurs richesses accumulées dans ce musée. Polémique majeure entre ceux qui pensent que les musées sont là pour protéger d’abord, étudier et communiquer ensuite et qu’à tout prendre la plupart des musées d’Europe et du monde sont remplis d’œuvres provenant de guerres, d’achats ou de pillages. L’Europe elle-même est un formidable exemple de ces accumulations qui en ont fait aussi le miroir ou le lexique d’une culture commune. Qu’en aurait pensé Jacques Chirac ? N’ambitionnait-il pas lui aussi de faire de la France le creuset des cultures du monde et au lieu d’envisager les choses uniquement sous l’angle post-colonial avec repentance et réparations, pour lesquelles il a beaucoup donné, n’aurait-il pas plutôt rêvé à ce que ce musée devienne, comme les Abbayes du temps passé, « la mère » des musées d’arts premiers du monde, à la fois centre de conservation mais aussi d’études et de connaissance, lieu de préparation d’expositions itinérantes et d’échanges, musée vivant en somme d’une culture-monde qui se mènerait en dialogue au lieu de se subir comme imposée. C’est là, la dernière et essentielle question que ce legs culturel posera, à nous et aux autres. Dernière pirouette d’un président décidément visionnaire à sa façon.