Oui, figurez-vous, j’ai entendu cette phrase, en Avignon justement, il y a quelques années. Je rentrais d’une représentation au palais des Papes et voilà qu’un jeune homme me demande quel est le plus court chemin pour aller à la gare. La chose était simple et je lui dis : tu descends la rue, tu tournes à la maison Jean Vilar et tu… Il m’interrompit alors pour me dire : »mais c’est qui Jean Vilar » ? Avouez que dans une ville où cet homme a créé le festival d’Avignon il y a de quoi s’étonner ! Voyons, lui dis-je tu n’es pas venu ici voir du théâtre ? Non, dit-il, je suis venu écouter un concert. Et pourquoi ici, en Avignon justement ? Parce c’est gratuit et qu’il y a de l’ambiance. Mais le théâtre dis-je ? Oh, je n’y vais jamais. Et tu ne sais pas que Jean Vilar a créé ce festival de théâtre qui draine des milliers de gens ici chaque été. Bof, ici ou ailleurs ! Pour le coup j’en fus stupéfait. Aucune ironie, aucun dédain chez ce garçon sympathique par ailleurs. Le théâtre avait été submergé par autre chose, par ce qu’on appelle le « culturel », la fête, le concert, le festival d’été, ce loisir supérieur et subventionné qui offre toute une palette de spectacles mais aussi de théâtre, soit en Avignon un millier de spectacles en un mois dit-on, pour un million de spectateurs, partout, en tous endroits de la ville et au dehors.
Pourquoi cette anecdote me revient-elle en mémoire ? Parce que chacun après avoir attendu impatiemment la réouverture des salles de spectacle et singulièrement de théâtre dont on a été privé longtemps peut comprendre ce malentendu. Mais ce « chacun » est-il bien l’interlocuteur auquel on pense ? N’attend-on pas plutôt la libération des énergies, la fête, la convivialité, la rencontre, quel qu’en soit le prétexte ? l’ouverture des cafés, des bars, les concerts qui sont le grand commun dénominateur de la jeunesse. Et n’a-t-on pas trop préjugé de l’attente culturelle comme telle ? Simple question sans doute, et du reste, je voudrais bien me tromper.
Et pourquoi en revenir à Vilar justement ? Parce qu’il y a 50 ans exactement, il nous quittait un 28 Mai 1971, revenu finir ses jours dans la ville de Sète où il était né. L’occasion de dire ce qu’il avait apporté au théâtre et à la place de cet art dans la cité lorsqu’il déclarait : »le théâtre populaire est un service public, comme l’eau, le gaz et l’électricité ». Durant une trentaine d’années, (il est mort jeune à 59 ans) il aura bouleversé le rapport du théâtre au public, simplifié ses codes (un tréteau nu et un texte) redonné un accès au grand répertoire, mobilisé pour cela les plus grands acteurs de son époque (dont Gérard Philippe), créé (à la demande du grand poète René Char) le plus grand festival de théâtre de France en Avignon, qui draine des milliers de spectateurs chaque année, imposé l’idée que le théâtre est au cœur de l’aventure culturelle de la fin du siècle dernier, et donné corps avec quelques autres à la grande aventure du théâtre populaire de la décentralisation. Pas le seul en effet, pas le premier non plus, nous ne ferons pas ici l’histoire du théâtre, mais assurément l’un des plus connus grâce au TNP qu’il dirigeait et au festival d’Avignon justement, lequel reste encore, un des symboles de théâtre populaire.
Mais c’est ce même homme qui sera foudroyé par la tornade de 1968 avec ces hordes de gauchistes descendus de la capitale, venus manifester dans la Cité des Papes en criant : « à bas le théâtre des bourgeois, à bas Vilar, Béjart, Salazar » dans un raccourci qui laisse songeur. Vilar ne se remettra pas de cette injustice et de cet affront. Il fera face cependant pendant toute la durée de « son » festival, au pied des gradins et des barrières qui drainaient le public, affrontant les cris et les horions et décèdera trois ans plus tard en ayant quitté le théâtre aussi modestement qu’il y était entré. Ceci laisse songeur quant à la versalité des opinions et la volatilité des réputations. Mort, il sera encensé par ceux qui savaient à quel point cet homme fut indispensable à la cause qu’il défendit, avant, il faut comme d’autres, contesté et on passa assez vite à autre chose.
Je me demande si, à la réflexion, la remarque de mon jeune spectateur de rencontre, n’était pas plus pertinente qu’elle ne m’avait parue au premier abord. On croit toujours que nos goûts et préférences sont eux de tout le monde, mais il n’en est rien. Ce qui avait compté pour moi et ceux de ma génération ne comptait peut-être déjà plus pour celle qui suivait. Encore que ce festival d’Avignon soit toujours au zénith des grands évènements de l’été, mais bien moins qu’un festival de rock on l’admettra.
Mais justement, n’est-ce pas là le malentendu, et va-t-on toujours au théâtre avec dans la tête ce qui était l’ambition de ces pionniers : transformer un public de rencontre en peuple solidaire. Ah ça, c’est une autre affaire. Cela s’appelle le théâtre politique, là où l’on vient chaque soir disait-il « recueillir une leçon de courage ». Pour toutes ces raisons, mais il en est bien d’autres, j’ai voulu aujourd’hui, alors qu’on se remet à prendre le chemin des salles de spectacle, raconter cette histoire parce qu’il me semble qu’après avoir été tant privés de théâtre, il est bon de se dire que ces espaces à nouveau ouverts ne sont pas seulement des lieux de loisirs, mais sont aussi d’indispensables catalyseurs de citoyenneté là où ils sont installés et confiés à de bons régisseurs comme aimait à le dire le modeste Vilar. Mais la citoyenneté, qui s’en soucie encore au temps des identités revendiquées sous la forme plurielle, comme on dit !