« PRENDS GARDE À LA DOUCEUR DES CHOSES »

J’étais l’autre soir sur le boulevard des Pyrénées, les tilleuls embaumaient dans les bons soirs de juin, une petite foule se pressait aux terrasses, les Pyrénées commençaient à se voiler de brume, mais le regard pouvait encore deviner leur présence au-delà des collines en direction de Jurançon. On se récitait des vers de Rimbaud ou de Toulet en compagnie d’un auteur de passage, qui venait de signer son dernier livre dans une librairie de la ville.

Nous l’amenions dîner en ces lieux quidonnent à Pau un charme de ville de province à nul autre pareil.

Le repas était gai, un verre de champagne accompagnait le pétillant des conversations, on parlait littérature, musique, spectacle, tout ce dont le confinement nous avait privé trop longtemps, heureux du plaisir de pouvoir se réunir à nouveau en terrasse, pour dîner dehors. 

La soirée s’éternisait avec la pénombre qui montait, les tables se vidaient peu à peu et des groupes de jeunes gens circulaient entre les tables et le boulevard. De l’un de ceux-ci, se détacha un jeune homme qui s’approcha de notre table et lança un bonsoir inattendu qu’on lui rendit, suivi d’un propos sec entre les dents : « vous êtes en fin de vie, et nous on est là » ! L’incongruité, l’inattendu, la surprise de l’apostrophe, laissa les interlocuteurs stupéfaits. Qu’avaient-t-il entendu ? Avaient-ils bien compris ? Déjà le garçon s’éloignait parmi les rires et les bourrades de ses camarades, bien content de la bonne blague servie à cette table de bourgeois, laissant ladite tablée réduite aux conjectures.

Il fallut se répéter ce qui avait été dit avec ce ton détaché et froid. « Vous êtes en fin de vie et encore là », vous occupez les tables et l’espace. Voilà qui a le mérite d’être clair dit quelqu’un. Pour ce jeune homme nous sommes de trop, nous sommes encore là et de trop. Étrange tout de même. Il est vrai que quelque convive aux cheveux blancs pouvait justifier l’observation, mais manifestement cela allait plus loin. Qu’est-ce qui pouvait avoir poussé ce garçon à cette agression verbale apparemment spontanée, aussi inattendue qu’un mauvais regard au début d’une bagarre dans une improbable rencontre ? 

L’envie, la jalousie peut-être. Mais la table était fort modeste : pas de nappe blanche, pas de bougies, pas d’ostentation, et du reste ce soir-là, en cet endroit-là,  on servait des tapas, accessibles à toutes les bourses. Nombre de jeunes gens, en couple ou entre amis, dînaient là, quelque temps auparavant. Une bouteille de champagne, restant vide dans son seau, était peut-être le signe qui avait entraîné la remarque. Mais non, dit quelqu’un, ce n’est pas la haine de classe ni celle des bourgeois qui s’exprimait dans cette remarque mais plutôt une haine générationnelle, qu’il faut bien appeler la haine des vieux ; trop de vieux dans la société, trop d’inactifs, trop de retraités dans la société. N’a-t-on pas répété à l’envi pendant la pandémie que les vieux s’en sortaient mieux que les jeunes, qu’ils étaient mieux lotis et que les jeunes souffraient davantage ? Voilà une vérité d’évidence. Mais enfin dit un autre, le respect dû à l’âge, aux cheveux blancs si on veut, qui était notre règle jusque-là ! Balivernes dit quelqu’un : où est le respect aujourd’hui ? « Pousse-toi de là que je m’y mette » ! Et puis vous avez bien entendu ces mots : « et nous, nous sommes là », ça veut bien dire une chose : faites attention à vous, vous ne faites pas assez attention à nous, nous allons vous forcer à faire attention à nous, autres variantes de ces mêmes mots. Au fond c’est logique dit quelqu’un, on vient d’entendre formuler ce qui se passe mais qui ne se dit pas, et que peut-être le confinement a rendu plus aigu. 

Et voilà que cette soirée qui avait bien commencé tournait à la mélancolie. Soudain il fit plus froid, plus sombre, les tilleuls de juin n’évoquèrent plus l’été mais la tisane. La flèche de ce Parthe avait touché son but. Il allait falloir songer à partir, à se lever de table, à laisser la place. Tout cela est dans l’ordre des choses dit notre philosophe. Ce qui a changé, ce n’est pas tant le fait lui-même, que la brutalité avec laquelle les choses sont dites. Comment appelait-t-on ça dans le temps où nous étions civilisés ? Le manque d’éducation, l’impolitesse, l’absence du respect d’autrui peut-être ? Que tout cela est loin. Les sauvageons qui ont poussé dans notre dos n’ont plus le temps d’apprendre, ni de temps à perdre. Prenons-en notre parti sans amertume et sans illusion. On est toujours le vieux de quelqu’un et le jeune d’un autre. Ainsi va la vie qui transforme l’un en l’autre et toujours avec plus de violence, jusqu’au moment où celle-ci ne peut plus être contenue dans la société. Nous n’en sommes peut-être pas si loin. « Prends garde à la douceur des choses » disait déjà Paul-jean Toulet.

Il faudra apprendre à ne pas trop s’attarder sur les terrasses quand le soir tombe sur la ville, comme tombèrent ce soir-là, nos illusions démocratiques .

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