La question revient chaque été avec constance, du moins tant qu’il y aura des lecteurs : quels livres emporter avec soi pour lire en vacances ? Que celles-ci soient courtes ou longues, la question est la même ; livres anciens laissés de côté, ou jamais lus, et « qu’il faut absolument avoir lus un jour »: au choix, Montaigne, Platon, Proust, Céline, Joyce (même), Chateaubriand, qui d’autre ? Il y a tant de classiques et même cette année voilà que la Pléiade nous édite, un supplément Flaubert, la référence du roman français.
Ou alors, c’est l’Histoire qui l’emporte. Tant de livres à lire là aussi, selon ses préférences et ses questionnements : Georges Duby ou Fernand Braudel sur la France, le monde méditerranéen, et pourquoi pas Michelet, tous ces livres sortent en édition accessibles en ce moment. Tout est possible, tout est souhaitable, tout est à portée de main puisqu’en principe nous aurons enfin … le temps de lire.
Faire en peu de temps ce qu’on a passé sa vie à ne pas faire et qui, chaque fois qu’on se trouve à entendre parler d’un chef d’œuvre de la culture, nous laisse frustrés de ne pas l’avoir lu. Philosophie, histoire, sciences, art, toute actualité éditoriale ou évènementielle nous tente et nous frustre. Cela va si vite. Hier encore, voyez avec quelle vitesse est passé l’anniversaire de la Commune, puis celui de Napoléon. À chaque fois on se dit : Cette fois, il faut que je m’y mette. Je connais de ces personnes consciencieuses qui achètent tant de livres qu’elles ne pourront pas lire, qu’on se dit qu’elles s’achètent d’abord du temps de vivre à crédit.
Car tel est notre destin, vue l’abondance de ce qui s’est écrit d’essentiel dans le monde et dans notre culture proche, il n’est plus à la portée de quiconque d’en embrasser la totalité comme on a pu le faire jusqu’au XVII° siècle peut-être. Notre tourment n’est pas le « pas assez », mais le « trop ». Une vie humaine ne suffirait pas à cette tâche.
Avant d’en arriver à cette conclusion décourageante, il faut voir l’ardeur de ces visiteurs des librairies, des relais de gare ou de plage qui font leurs emplettes et qui partiront, pleins d’illusions, les valises pleines, s’en retournant calmés chez eux, après avoir déposé les précieux trésors sur le bureau de la maison de campagne ou les étagères de l’appartement loué, ou sous la tente au camping et pourront partir vers l’apéritif, la pétanque, la piscine la plage, que sais-je, jusqu’à plus d’heure, avant de s’endormir sur la première page ouverte au moment de se mettre au lit. Nous avons tous connu ça d’une manière ou d’une autre.
Pourtant, sur la plage ou au camping ou tout simplement à la campagne au bord de l’eau, bien calé sur un transat, on voit de vrais lecteurs plongés dans de vraies histoires, j’allais dire dans de vrais livres (il ne faut pas exagérer non plus), le plus souvent de gros livres à lettres dorées et couverture cartonnée des traductions d’auteurs anglo-saxons qui tiennent la palme des livres de détente. Là sont les vrais lecteurs de Marc Lévy ou de Guillaume Musso, (je dis cela sans mépris), mais leur lectorat est là pour attester de leur emprise.
On est alors loin de ceux qui font la moue devant ces productions et disent « litterratturre » en insistant sur les consonnes comme on déguste un bon cru en faisant claquer la langue. Ceux-là consomment souvent à petites bouchées des livres choisis, qui ne restent pas sur l’estomac, juste un peu de plaisir et le sens de l’actualité : avez-vous lu le dernier bouquin de machin-truc qui sortira à la rentrée ?…
Ceux-là savent ce qu’ils veulent et ne s’encombrent pas de l’inutile.
Mais la plupart d’entre nous, sommes toujours en retard d’un train. Voilà qu’on vous parle à la radio, à la télé, dans le journal, du « meilleur livre de l’année », de cet auteur « tellement remarquable » dont vous n’avez jamais entendu parler, de ce roman inégalable, de cet essai renversant qu’on se dit qu’on ne peut vivre sans aller y voir de plus près. Heureusement le lendemain nous sommes requis par d’autres urgences, d’autres noms, d’autres sujets, sans quoi nous croulerions sous le papier et les regrets, car à vrai dire, tous les ans c’est pareil, l’inconstance est la mesure de l’envie, qui elle est passagère.
Non, je suis injuste, il y des lecteurs de l’été, en fait, ce sont les mêmes que ceux de l’hiver, ce sont ceux qui lisent tout le temps. Les autres, le plus souvent « ont perdu l’habitude », mais pas l’espoir, ni chassé la vague culpabilité de n’y pas consacrer le temps qu’il faut.
En revanche, il y a une espèce qui attend l’été de pied ferme et entend profiter du temps disponible, ce sont les écrivains, les tacherons de la sieste, ceux qui se cassent les phalanges à taper sur des claviers ou encore à noircir du papier à la plume et qui enverront à la fin de l’été le résultat de leur travail et de leurs espoirs vers les maisons d’éditions de plus en plus frileuses. Il y a les politiques qui voient arriver les grandes échéances et qui veulent participer au débat en sachant très bien que, sans livre publié, il n’y aura pas d’invitation sur les plateaux de télé ou ailleurs. Ceux-là ce sont les réalistes, les autres ce sont les velléitaires. Il faut de tout pour faire un monde, mais tant que lire se présentera comme un désir, et ne pas lire comme un regret, on n’aura pas motif à désespérer de notre monde, même lorsqu’il est. en vacances.