DES ŒILLETS POUR AMALIA.

Le Parvis n’avait pas encore un an, il avait dressé ses tréteaux à Tarbes dans l’enceinte du centre commercial Méridien, c’était il y a 50 ans. En avril de cette année-là, le Portugal de Salazar faisait sa révolution douce (peu de morts) qu’on appela : « la révolution des œillets » au motif que les fleuristes de la ville offrirent ces fleurs aux soldats insurgés à partir d’un malentendu semble-t-il (un restaurateur qui les avait commandés pour son établissement). Il n’en faut pas davantage pour une légende.

Dans cette première saison du Parvis, on trouvait déjà Léo Ferré et Amalia Rodrigues.

Deux immenses chanteurs, l’un anarchiste, l’autre pas.

Et c’était là le malentendu, mais attendons la suite.
À 50 ans, Amalia de Piedade Rebordoão Rodrigues était déjà la reine du Fado, l’idole d’un peuple et de son énigmatique dictateur Salazar qui l’invitait aux cérémonies officielles et voulait en faire son ambassadrice culturelle. Nul ne s’avisait alors qu’Amalia, loin d’être une artiste au service d’un pouvoir était aussi une artiste qui faisait évoluer le genre et venait en aide aux intellectuels souvent opprimés comme elle le chante dans cet air « fado de Peniche » (nom d’une prison célèbre) mais qu’importe ; en 1974, l’image du Fado était bien celle d’un chant réactionnaire que les détracteurs citaient dans les 3F (Fado, Fatima, Football) pour désigner les outils d’aliénation du peuple. Cependant, chaque portugais au fond de son cœur ressentait bien que cette musique exprimait la tonalité de son âme mélancolique et résignée devant les malheurs de l’existence. Le fait est qu’à l’époque les gens se divisaient entre les partisans du Fado (les fadistes) et les partisans du « chant d’intervention » les révolutionnaires.

La chose n’avait pas échappé aux programmateurs du Parvis qui, décidant de faire une semaine en hommage à ce Portugal qui se libérait tardivement de sa dictature invitèrent à la fois la grande Amalia et le chanteur Luis Cilia auteur du chant connu : « Portugal résiste ». Soit l’icône de la chanson portugaise et le jeune porteur du chant révolutionnaire. Indépendamment du fait que le Fado, comme le Tango apparaissait comme une forme artistique supérieure dans laquelle la voix trouvait sa pleine expression et sa dimension d’humanité supérieure. Du reste, le Fado, celui d’Amalia (réinvitée plusieurs fois au Parvis) mais aussi quantité d’autres comme Amalia Moura, Mariza, Cristina Branco, Misia parmi les meilleures qui foulèrent la scène la scène tarbaise au fil des saisons, devint un choix du cœur.

Ce soir-là était donc le premier de la rencontre avec Amalia. La salle était pleine et le public vibrait, chantait, à croire que tous les Portugais de l’endroit s’étaient donné rendez-vous, venant grossir une foule qui s’agglutinait aux guichets. Cela avait déjà été le cas la veille pour le concert de Luis Cilia, mais là, il y avait une attente, une nervosité et comme un malaise perceptible.

Lorsque la Diva entra sur scène, un grand silence succéda aux applaudissements. Le public de Tarbes comme celui de Lisbonne quelques semaines plus tôt allait-il lui demander des comptes ? Elle avait à peine entamé sa chanson « Casa Portuguesa » que des voix l’interrompirent en réclamant qu’elle chante le nouvel hymne de la révolution, celui qui avait été le signal radio du déclenchement des évènements : « Grândola Villa morena » du chanteur José Afonso qui avait été invité à la fête de l’Huma à Paris quelques semaines plus tôt. ( Grãndola villa morena/Terra da fraternidade/O povo é quem mais ordena/Dentro de ti, ó cidade). Alors on vit la chanteuse s’avancer à l’avant-scène vers ses compatriotes et murmurant l’air demandé se mit à faire chanter la salle. Elle avait payé le prix. Nul ne doutait plus de la réalité de son engagement pour les prisonniers et les intellectuels de son pays. Elle avait enfin levé le voile, elle chantait avec la salle ou plus exactement elle fit chanter à la salle les fados les plus populaires, ceux de son répertoire et les autres. Brusquement l’ambiance avait changé, c’était la folie, les retrouvailles, le bonheur d’être ensemble, moments rares auxquels les programmateurs de spectacles assistent parfois. J’ai encore dans l’oreille les fados : « Barco Negro », « Mi Florela », Lisboa Antiga ». La bouderie était finie, Amalia retrouvait son peuple et le peuple sa Diva et la soirée n’en finissait pas comme elle doit encore durer dans la mémoire de ceux qui y ont assisté.

Amalia reviendra souvent et toujours dans la prestance qui était la sienne, avec cette voix à déchirer l’âme et cette infinie tristesse qu’on associe à tort ou à raison à l’âme portugaise dans le chant comme dans le cinéma d’Oliveira par exemple (autre cinéaste adoré au Parvis). Au fil des ans et des tournées nous sommes devenus un peu plus familiers. Elle se livrait parfois à des confidences sur ses premiers voyages et tournées à Paris lorsqu’elle devait venir avec le train et la valise, s’arrêter à Hendaye et respirer la liberté et le bonheur de venir chanter à Paris (c’est elle qui racontait ça). Le plus souvent le consul du Portugal venait de Bayonne la saluer et l’inviter à souper, des repas qui n’en finissaient pas, car Amalia comme beaucoup d’artistes était insomniaque et avant que l’énergie déployée sur scène se soit apaisée, il lui fallait du temps.

Un soir donc où je la ramenais à son hôtel (le Foch à Tarbes) elle me déclara qu’elle ne pourrait s’endormir qu’avec Fred Astaire et devant mon air interloqué, elle sortit un DVD de sa valise et me le tendit en disant : j’espère qu’il y a un lecteur de DVD dans la chambre. Il était 2h du matin ! On imagine mon embarras. Trouver un magnétoscope dans cet hôtel était impossible. Il fallut réveiller le propriétaire et le convaincre de prêter celui de son propre salon pour satisfaire aux caprices d’une Diva. Je mesurais au passage ce que ce métier comporte comme obligations inattendues. Ce directeur d’hôtel fut non seulement serviable mais plus encore. Combien de ses semblables auraient préféré rester tranquillement au lit, celui-là mérita ce soir-là la palme de la courtoisie…et Amalia put sans doute trouver le sommeil au rythme des entrechats du célèbre danseur. Ce soir-là je commençais à toucher du doigt une chose qui je constaterais souvent : la vie des artistes de la scène est une solitude hantée par l’art et qui ne peut s’apaiser que par l’art et l’approbation d’un public.

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