TOURISME ET PRÉDATION

Une Fiat 500 Topolino d’un modèle identique à celui utilisé par Nicolas Bouvier et Thierry Vernet dans leur périple automobile de 1953/1954, photographiée en 2009.

J’ai vécu les étés les uns derrière les autres, à peu près comme tout le monde, lorsque j’étais jeune, curieux, avide de découvrir le monde et de le lire un peu. J’avais lu L’Été grec de Jacques Lacarrière — un best-seller à l’époque — et, sur ses traces, j’ai fait de la Grèce le but de mon premier grand voyage.

J’y ai vu le Parthénon, bien sûr — à une époque où l’on ne s’y bousculait pas encore. J’ai vu l’Aurige de Delphes, les tombeaux de Mycènes, mes premiers grands théâtres antiques : Ioannina, le théâtre de Dodone, où je crus trouver le chêne dont parle Platon (on voit ce que peut l’imagination). À Épidaure, j’ai franchi les grilles à l’aube, comme un voleur, pour me retrouver seul dans la grande orchestra, lançant à tue-tête un « Évohé » tragique devant une assemblée de corbeaux éberlués, qui, avant de s’envoler, ont dû se demander quel fou gesticulait dans l’amphithéâtre vide.

J’ai vu mes premières églises byzantines, peuplées de prêtres jeunes, en soutanes et chignons noirs, qu’on aurait dits sortis d’un film de Pasolini.

En Italie, j’ai vu Ségeste et Sélinonte. J’ai vu Fra Angelico, seul, au couvent de San Marco. J’ai vu les fresques de Giotto à la chapelle Scrovegni de Padoue, ce lieu où la fresque devint tableau.

Plus tard, le Taj Mahal s’est offert à moi dans le petit matin d’Agra, puis le lac d’Assouan et l’hôtel Old Cataract, que voulut revoir une dernière fois, avant de mourir, un président français. J’ai arpenté la grande muraille de Chine, au nord de Pékin. J’ai parcouru le monde comme j’ai pu — à pied, à vélo, dans ma vieille 4L, et souvent dans l’urgence.

Je n’étais pas Nicolas Bouvier. Je ne voyais pas le voyage comme un usage du monde, tel qu’il l’écrivit, dans ce livre que tous les jeunes gens d’Europe — et d’ailleurs — devraient lire s’ils veulent éviter de se prendre pour Jack Kerouac. Le monde, alors, était à découvrir, à comprendre, à aimer. Et pour ma génération, ce n’était plus la guerre qui envoyait ses jeunes hommes dans les corps expéditionnaires, mais le désir du monde, et la découverte de la fraternité humaine.

J’ai fait tout cela sans jamais me croire privilégié. Je ne mesurais pas encore que le monde allait changer si vite. En une ou deux générations, il a basculé plus qu’en plusieurs siècles : la multiplication des échanges, les bouleversements technologiques, d’abord l’automobile, puis l’avion, aujourd’hui les réseaux sociaux, ont mondialisé l’espace, aussi bien réel que virtuel. Le monde est devenu village. Le connaissons-nous mieux pour autant ?

Sûrement pas. Mais nous en savons trop pour n’en connaître rien.

Le moindre guide touristique nous explique aujourd’hui mieux qu’hier les grands sites, les chefs-d’œuvre du patrimoine mondial, mais tout le monde s’y rue, non pour découvrir, mais pour vérifier. On ne connaîtra plus jamais le plaisir de voir ce à quoi l’on ne s’attendait pas. Dois-je avouer que, franchissant pour la première fois la porte du couvent San Marco à Florence, je savais à peine qui était Fra Angelico ? Aussi, quand je me trouvai face à sa grande Annonciation, en haut de l’escalier, je fus foudroyé par la beauté, la puissance du tableau, qui annonçait bien d’autres splendeurs du XVe siècle.

Je venais de comprendre ce que l’art, la beauté et le patrimoine peuvent révéler à la culture : soudain, on saisit pourquoi elle nous est indispensable. Une part de soi, de son histoire, de sa civilisation se révèle — par une empreinte ineffaçable.

C’est à cela, d’abord, que devraient servir les voyages.

Mais aujourd’hui, à l’heure d’Instagram, tout ce qui est visible, tout ce qui est désirable, tout ce qui est identifié est devenu banal. Il faut « avoir fait » l’Italie, la Grèce, l’Asie, l’Amérique, l’Afrique… dans une frénésie consumériste qui efface toute barrière : tout est disponible, partout, et à des prix toujours plus bas.

Ce qui fut d’abord un progrès démocratique — le tourisme de masse — se révèle désormais comme une prédation universelle.

Je lisais récemment que la caldeira de Santorin, avec ses coupoles bleues figées sur les couvertures de tous les guides, accueille chaque année trois millions de visiteurs, pour un peu plus de dix mille habitants. Ayant moi-même foulé cette île il y a quelques années à peine, j’y ai mesuré, comme à Capri ou ailleurs, l’ampleur du désastre — culturel, écologique.

On fait désormais payer 20 € la visite de Santorin. Cela remplit les caisses, mais n’arrange rien. La procession sinistre des touristes entre attrape-nigauds, pizzas molles et colifichets chinois, venus là pour une photo publiée sur Instagram, est accablante.

Alors, me direz-vous, j’ai beau jeu de jouer les délicats, moi qui ai profité d’un monde encore ouvert. Tout le monde a le droit de voyager, bien sûr. Et comme nous sommes de plus en plus nombreux, il y a fatalement de plus en plus de touristes.

Certes. Mais que découvre le mouton lorsqu’il broute en troupeau ?

On peut toujours emprunter les chemins buissonniers. Et la jeunesse, lorsqu’elle est belle, ouvre encore des perspectives inattendues. Mais le monde est devenu plus dangereux, moins amical, plus balisé — peu propice à l’aventure individuelle sans risques.

Je pense à ce jeune homme parti à vélo jusqu’en Iran. Il y a peu, il aurait été accueilli comme partout : l’étranger y était reçu avec hospitalité, comme un frère. Mais aujourd’hui, il est en prison. Pour quel délit ? On ne le saura jamais. Il est devenu otage. Otage d’un mot — l’Occident — dans lequel le Sud global projette désormais son ennemi.

Les grands ensembles géopolitiques ont effacé les frontières, mais aussi la bienveillance. On se parle plus qu’avant, sans doute — mais en s’envoyant des bombes à la tête, plutôt que des toasts levés autour d’un verre de raki.

Si Nicolas Bouvier était encore vivant, il aurait, sûrement, quelques mots à dire sur l’usage du monde, à l’heure d’un monde sans usages.

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