Allô maman, Bobo!…

On parle beaucoup de générations en cette rentrée de septembre. Les uns accusent les boomers d’avoir tout gardé, les autres accusent les milléniaux d’avoir tout gâché. Mais derrière cette querelle un peu vaine, la rumeur est la même : une plainte sourde, un gémissement de fond résonne dans les librairies comme dans la société. Dix, vingt romans, dans tous les rayons, en déclinent la musique en cette rentrée. Et ce refrain se résume à quelques mots : « Allô maman, allô papa, bobo. »

Comme si soudain une génération, celle qui s’était crue libre, affranchie de tout lien, autosuffisante et maîtresse de son destin, se découvrait orpheline. À cinquante ans passés, après le parcours de la mi-vie, on se retourne et que voit-on derrière soi ? Rien ou presque. L’indépendance tant recherchée s’avère une illusion ; la réussite économique ne compense ni la solitude ni la carence affective. On avait voulu se construire sans filiation, pire, la détruire et voilà qu’on réclame une origine, qu’on veut des certitudes ou à défaut des témoignages.

Cette génération n’a pas voulu être héritière. On se souvient de Pierre Bourdieu, nettoyant au karcher l’héritage bourgeois, dénonçant la transmission éducative comme une machine à reproduction. Héritiers ? Non, merci. Résultat : plus d’héritiers, mais des déshérités. On a cru se libérer, et l’on se retrouve à nu, privé de ce ciment invisible qu’est la filiation. Car au fond, la question n’est plus seulement : « Comment être un individu libre et autonome ? » mais bien : « Quelle est mon origine, et qu’est-ce qui me relie à mes géniteurs ? Comment puis-je me construire si je construis sur le sable ou sur du vide ? » ? Cette génération d’individus qui se sont mués en atomes sociaux, libres et indifférents à leur ascendance et même parfois à leur descendance, voilà qu’arrivée à l’automne, elle se met soudain à éprouver un besoin de savoir non pas seulement ce qu’elle est, mais pourquoi elle est devenue ce qu’elle est.

Voilà pourquoi la rentrée littéraire déborde de plaintes et de regrets. Les claviers des écrivains, trempés de larmes ou secoués de colères impuissantes, témoignent tous du même besoin : retrouver une place dans la parentèle, et de préférence la première, en tirer des larmes, des plaintes ou des accusations pour en faire des livres. Mais qui interroger dans ce silence des familles et dans cette fragmentation de la descendance ? Anne Brest raconte son père breton au royaume de la patate ; Antony Passeron cherche celui qui s’est volatilisé ; Vanessa Schneider revient sur son père brillant et mystérieux ; Amélie Nothomb pleure la mort de sa mère ; Régis Jauffret publie « Maman » après « Papa » et confesse que tout écrivain écrit d’abord pour parler de sa mère. À leur suite, Emmanuel Carrère met à nu la figure imposante de la sienne, Raphaël Enthoven scrute un corps qui s’en va en morceaux comme une symphonie inachevée, et Laurent Mauvignier reçoit le prix littéraire du Monde pour « la maison vide ». Les exemples abondent, et la liste pourrait continuer longtemps

Rien de nouveau, dira-t-on. La génération précédente avait fait de ses propres règlements de comptes une matière romanesque. Pascal Bruckner, Dominique Fernandez, Alexandre Jardin et bien d’autres avaient ausculté des pères collaborateurs, compromis ou coupables. Mais il y avait là une dimension historique, presque politique. Aujourd’hui, la plainte a changé de registre. Elle n’est plus tournée vers le père coupable, mais vers le parent absent. Plus de procès idéologique, mais des litanies d’orphelins. Et la littérature, devenue plus féminine, plus sensible, plus psychologique, a ramené au centre le « Je » : ce sujet que le Nouveau Roman avait voulu effacer revient en force, mais sous le signe de la plainte. Et le public en redemande.

Car il y a là une vérité plus large : nous sommes devenus des orphelins. La société tout entière résonne de cette absence. En politique aussi, le refrain est le même. Allô papa bobo ! Allô De Gaulle, bobo, Giscard, Mitterrand, bobo… Rendez-nous l’époque où nous avions des chefs, des repères, une souveraineté, une stabilité. Rendez-nous les temps où la France était gouvernée, gérée, respectée, puissante. Même refrain de l’autre côté du Rhin : les Allemands, eux aussi, appellent leur « Mutti », les Anglais leur « Dame de fer » Chacun son image d’Épinal de Latché ou de Colombey, chacun son « papa » ou sa « maman » symbolique, chacun son mythe fondateur.

Voilà pourquoi cette rentrée sonne plaintive. La littérature joue sa partition avec orchestre et la société des lecteurs reprend le chœur. Nous avons cru abolir toute dépendance, nier l’héritage, effacer la filiation. Mais à l’automne de la vie, les fantômes reviennent et la comptine résonne, dérisoire et terrible : « Allô maman !… Allô papa !… bobo… » Décidément cette génération mérite bien son nom de « génération Bobo », à tous les sens du terme.

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