La France en question

Il faut savoir prêter l’oreille aux « Rendez-vous de l’Histoire » de Blois. Ce n’est pas seulement un colloque d’érudits : c’est un baromètre. Or, cette année, le thème est  la France — suivie d’un point d’interrogation . Une France en question, ou une France mise en question ? C’est bien là tout l’enjeu. Jadis, nos aïeux auraient haussé les épaules : on n’interroge pas ce qui va de soi. Aujourd’hui, il faut débattre de ce que nous sommes, ou croyons être. Le simple intitulé dit assez le trouble des temps.

Longtemps, l’histoire de France fut un récit, c’est-à-dire une mise en intrigue du passé, articulée par une langue — le français — et canonisée dans des manuels. Lavisse, instituteur de la République, sut fabriquer des Français en forgeant une mémoire commune. La chronologie, les batailles, les traités, les grands hommes : autant de repères pour cimenter une identité partagée. Puis vint l’histoire critique. Bonne fille de l’Université, elle voulut déconstruire le récit, séparer le mythe du fait. On parla d’« histoire déconstructive », avec pour corollaire la suspicion généralisée. Rien d’étonnant : toute culture connaît sa mise en examen. Mais quiconque croit qu’un peuple peut se passer de récits se trompe. Et quiconque refuse les faits au nom d’un roman national, se trompe tout autant. Entre le conte et l’archive, il faut tenir l’équilibre.

Or l’école, ces dernières décennies, a choisi un biais. La chronologie, longtemps ossature de la mémoire, a cédé le pas aux approches thématiques, aux comparaisons globales, à « l’histoire mondiale ». De fil en aiguille, la France n’est plus qu’un cas d’étude parmi d’autres. Résultat : l’élève perd les repères que la date, l’événement, la victoire ou la défaite fournissaient naguère. « Marignan 1515 » n’est pas qu’une date, la victoire de François 1°, c’est aussi un repère mémoriel. L’effacer, c’est l’oublier. Ce que la mémoire collective gagnait en complexité, elle le perdit en lisibilité.

S’y ajouta l’irruption de la colonisation et de ses ombres dans le récit national. Au lieu d’un roman continu, nous eûmes des récits concurrents : mémoires blessées, culpabilités à solder, identités revendiquées. Le grand livre commun se fragmenta en cahiers séparés. La République, qui avait su parler d’une seule voix, s’est mise à bredouiller. La tentative de créer une « Maison de l’Histoire de France », soutenue un jour pas si lointain par un président de la République et par l’historien Jean-Pierre Rioux, échoua : soupçon d’arrières-pensées identitaires, refus d’un récit fédérateur. Même Pierre Nora ne put l’endosser. Dès lors, l’histoire devint champ de bataille idéologique, et la France, objet polémique.

Ce que l’Université, faute d’accord, a du mal à enseigner, le spectacle le remplace : reconstitutions, parcs à thème, Puy-du-Fou. Le peuple, à défaut d’histoire, réclame du roman. Il a raison sur le fond : une nation sans récit est une nation défaite. Mais ce qu’on lui sert n’est pas l’histoire seulement, c’est surtout de l’imaginaire en costumes. Et l’imaginaire ne suffit pas, quoiqu’Astérix en ce domaine ait fait beaucoup plus qu’on ne pense pour le mythe national .

L’histoire, science humaine, n’est ni une mathématique ni une liturgie. Mais à force de la politiser, on l’a dénaturée. On ne parle plus du passé, on règle ses comptes dans le présent. Le « nôtre », celui de « notre histoire » s’est vidé de son contenu. Car enfin, qu’est-ce que ce « nous » ? Et qui l’habite encore ? l’histoire de France produit-elle toujours de la cohésion nationale ou plus du tout ?

Un peuple qui n’ose plus dire son histoire comme une évidence partagée est un peuple inquiet, sinon malheureux. La France est devenue une abstraction. Nul ne semble se souvenir de ces mots de Marc Bloch qui voulait que l’on parle de la France comme d’une personne : « du sacre de Reims, à la Fédération, elle (la France) avait appris à se penser comme une personne ». Voilà ce que nous avons perdu. Désormais la foi en la France oscille entre deux caricatures : la France glorieuse et libératrice, et la France coupable et coloniale. Comment tenir les deux images sans se déchirer sans fin ? Comment chanter à la fois « Douce France » version Charles Trenet et version Carte de séjour, et mieux encore Aragon lorsqu’il écrit : « je vous salue, ma France aux yeux de tourterelle, jamais trop mon tourment, mon amour jamais trop. Ma France, mon ancienne et nouvelle querelle, sol, semé de héros, ciel, plein de passereaux ». Telle est la question posée à Blois (le lieu n’est pas indifférent à notre histoire), la réponse est incertaine.

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