TOURISME ET PRÉDATION

Une Fiat 500 Topolino d’un modèle identique à celui utilisé par Nicolas Bouvier et Thierry Vernet dans leur périple automobile de 1953/1954, photographiée en 2009.

J’ai vécu les étés les uns derrière les autres, à peu près comme tout le monde, lorsque j’étais jeune, curieux, avide de découvrir le monde et de le lire un peu. J’avais lu L’Été grec de Jacques Lacarrière — un best-seller à l’époque — et, sur ses traces, j’ai fait de la Grèce le but de mon premier grand voyage.

J’y ai vu le Parthénon, bien sûr — à une époque où l’on ne s’y bousculait pas encore. J’ai vu l’Aurige de Delphes, les tombeaux de Mycènes, mes premiers grands théâtres antiques : Ioannina, le théâtre de Dodone, où je crus trouver le chêne dont parle Platon (on voit ce que peut l’imagination). À Épidaure, j’ai franchi les grilles à l’aube, comme un voleur, pour me retrouver seul dans la grande orchestra, lançant à tue-tête un « Évohé » tragique devant une assemblée de corbeaux éberlués, qui, avant de s’envoler, ont dû se demander quel fou gesticulait dans l’amphithéâtre vide.

J’ai vu mes premières églises byzantines, peuplées de prêtres jeunes, en soutanes et chignons noirs, qu’on aurait dits sortis d’un film de Pasolini.

En Italie, j’ai vu Ségeste et Sélinonte. J’ai vu Fra Angelico, seul, au couvent de San Marco. J’ai vu les fresques de Giotto à la chapelle Scrovegni de Padoue, ce lieu où la fresque devint tableau.

Plus tard, le Taj Mahal s’est offert à moi dans le petit matin d’Agra, puis le lac d’Assouan et l’hôtel Old Cataract, que voulut revoir une dernière fois, avant de mourir, un président français. J’ai arpenté la grande muraille de Chine, au nord de Pékin. J’ai parcouru le monde comme j’ai pu — à pied, à vélo, dans ma vieille 4L, et souvent dans l’urgence.

Je n’étais pas Nicolas Bouvier. Je ne voyais pas le voyage comme un usage du monde, tel qu’il l’écrivit, dans ce livre que tous les jeunes gens d’Europe — et d’ailleurs — devraient lire s’ils veulent éviter de se prendre pour Jack Kerouac. Le monde, alors, était à découvrir, à comprendre, à aimer. Et pour ma génération, ce n’était plus la guerre qui envoyait ses jeunes hommes dans les corps expéditionnaires, mais le désir du monde, et la découverte de la fraternité humaine.

J’ai fait tout cela sans jamais me croire privilégié. Je ne mesurais pas encore que le monde allait changer si vite. En une ou deux générations, il a basculé plus qu’en plusieurs siècles : la multiplication des échanges, les bouleversements technologiques, d’abord l’automobile, puis l’avion, aujourd’hui les réseaux sociaux, ont mondialisé l’espace, aussi bien réel que virtuel. Le monde est devenu village. Le connaissons-nous mieux pour autant ?

Sûrement pas. Mais nous en savons trop pour n’en connaître rien.

Le moindre guide touristique nous explique aujourd’hui mieux qu’hier les grands sites, les chefs-d’œuvre du patrimoine mondial, mais tout le monde s’y rue, non pour découvrir, mais pour vérifier. On ne connaîtra plus jamais le plaisir de voir ce à quoi l’on ne s’attendait pas. Dois-je avouer que, franchissant pour la première fois la porte du couvent San Marco à Florence, je savais à peine qui était Fra Angelico ? Aussi, quand je me trouvai face à sa grande Annonciation, en haut de l’escalier, je fus foudroyé par la beauté, la puissance du tableau, qui annonçait bien d’autres splendeurs du XVe siècle.

Je venais de comprendre ce que l’art, la beauté et le patrimoine peuvent révéler à la culture : soudain, on saisit pourquoi elle nous est indispensable. Une part de soi, de son histoire, de sa civilisation se révèle — par une empreinte ineffaçable.

C’est à cela, d’abord, que devraient servir les voyages.

Mais aujourd’hui, à l’heure d’Instagram, tout ce qui est visible, tout ce qui est désirable, tout ce qui est identifié est devenu banal. Il faut « avoir fait » l’Italie, la Grèce, l’Asie, l’Amérique, l’Afrique… dans une frénésie consumériste qui efface toute barrière : tout est disponible, partout, et à des prix toujours plus bas.

Ce qui fut d’abord un progrès démocratique — le tourisme de masse — se révèle désormais comme une prédation universelle.

Je lisais récemment que la caldeira de Santorin, avec ses coupoles bleues figées sur les couvertures de tous les guides, accueille chaque année trois millions de visiteurs, pour un peu plus de dix mille habitants. Ayant moi-même foulé cette île il y a quelques années à peine, j’y ai mesuré, comme à Capri ou ailleurs, l’ampleur du désastre — culturel, écologique.

On fait désormais payer 20 € la visite de Santorin. Cela remplit les caisses, mais n’arrange rien. La procession sinistre des touristes entre attrape-nigauds, pizzas molles et colifichets chinois, venus là pour une photo publiée sur Instagram, est accablante.

Alors, me direz-vous, j’ai beau jeu de jouer les délicats, moi qui ai profité d’un monde encore ouvert. Tout le monde a le droit de voyager, bien sûr. Et comme nous sommes de plus en plus nombreux, il y a fatalement de plus en plus de touristes.

Certes. Mais que découvre le mouton lorsqu’il broute en troupeau ?

On peut toujours emprunter les chemins buissonniers. Et la jeunesse, lorsqu’elle est belle, ouvre encore des perspectives inattendues. Mais le monde est devenu plus dangereux, moins amical, plus balisé — peu propice à l’aventure individuelle sans risques.

Je pense à ce jeune homme parti à vélo jusqu’en Iran. Il y a peu, il aurait été accueilli comme partout : l’étranger y était reçu avec hospitalité, comme un frère. Mais aujourd’hui, il est en prison. Pour quel délit ? On ne le saura jamais. Il est devenu otage. Otage d’un mot — l’Occident — dans lequel le Sud global projette désormais son ennemi.

Les grands ensembles géopolitiques ont effacé les frontières, mais aussi la bienveillance. On se parle plus qu’avant, sans doute — mais en s’envoyant des bombes à la tête, plutôt que des toasts levés autour d’un verre de raki.

Si Nicolas Bouvier était encore vivant, il aurait, sûrement, quelques mots à dire sur l’usage du monde, à l’heure d’un monde sans usages.

SOUVENIR D’UN FESTIVALIER

Comme les hirondelles qui pressent le vol avant les froids, comme les oiseaux migrateurs guidés par un instinct ancien, tout véritable festivalier, à l’approche de l’été, ressent ce frémissement léger mais obstiné dans les jambes, ce picotement dans tout le corps, cet appel intérieur qui le pousse — irrésistiblement — vers les terres de festivals. Terres nombreuses aujourd’hui, disséminées aux quatre coins du pays et bien au-delà, mais dont le sol provençal reste, pour beaucoup, le cœur battant, le centre magnétique de cette transhumance estivale. Avignon, Orange, Arles, Montpellier… Et puis les villages alentour, petites escales devenues, au fil du temps, indispensables. Là où, dans la touffeur des pierres chaudes et l’ombre avare des platanes, se croisent joyeusement touristes égarés et professionnels aguerris, artistes et spectateurs, techniciens, rêveurs, badauds, chacun avançant à son rythme, dans cette grande ruche bruissant de sons, de rires et parfois de solitude.

Je viens d’une génération qui n’a pas vu naître les festivals, mais qui les a vus fleurir. Les premiers datent de l’après-guerre : Avignon en 1947, porté par la volonté inébranlable de Jean Vilar, Aix-en-Provence en 1948, et puis, année après année, dans les décennies suivantes, de plus en plus nombreux, jusqu’à ce que les années 1980 en soient saturées. Pourtant, le signal originel n’est pas venu de France. Il nous est parvenu d’outre-Atlantique, de cette Amérique où, en 1969, à Woodstock, une jeunesse désenchantée mais ardente s’était rassemblée pour inventer, sans le savoir, le modèle moderne du rassemblement festif. Là-bas, au milieu des champs détrempés, naissaient sous le ciel orageux les figures nouvelles de la révolte douce : la guitare électrique, la pop, la contre-culture, et cette colombe blanche posée sur une hampe de guitare, icône fragile mais tenace de la paix rêvée. Image puissante, que Picasso avait déjà pressentie en 1949. Image fondatrice, qui allait traverser l’Atlantique pour s’installer durablement dans l’imaginaire collectif.

Mais en ce temps-là, ici, les choses étaient plus simples, plus modestes, plus proches. J’avais à peine vingt ans. Je rêvais de théâtre, j’avais entendu les noms de Vilar, du TNP, je savais qu’Avignon était le lieu où il fallait être. La ville aux trois clés bruissait du souffle d’une autre époque. La place de l’Horloge dormait encore sous ses platanes, la cour d’honneur du Palais des Papes n’avait pas encore cédé à l’hystérie des foules, et les trompettes de Maurice Jarre ne résonnaient qu’à la nuit tombée. Si l’on était un peu malin, un peu rusé, on pouvait se glisser dans l’enceinte, au loin, pour observer Vilar et ses comédiens répéter dans la lumière oblique de la fin du jour. Le Festival fêtait alors sa vingtième édition. Sa notoriété croissait, doucement, comme une promesse. Et nous, nous étions jeunes, et nous croissions avec lui.

C’était un bonheur, sans mélange ni fatigue, que d’errer de ville en ville, de spectacle en spectacle, entre les ruines romaines et les cours d’école reconverties, sous les fontaines moussues d’Aix, devant le mur antique d’Orange, ou dans la touffeur d’Arles « là où roule le Rhône » comme disait Prévert. Là, aux « Rencontres de la photographie », on découvrait les images du monde, projetées la nuit aux arènes. On y croisait, Lucien Clergue et Michel Tournier,— les fondateurs d’un festival qui allait lui aussi faire école. On pouvait encore, pour trois sous, repartir avec un tirage signé d’un maître. C’était un monde accessible, ouvert, chaleureux. Le pli était pris : moi, comme tant d’autres, j’étais devenu un festivalier de l’été. C’était l’entracte d’une vie, d’abord ordinaire, puis professionnelle. Et cet entracte, je le pensais alors éternel.

Mais les choses changent, vite, plus vite que nous ne l’imaginions. Déjà, les signes s’accumulaient. Lors des évènements de Mai 68, ces enfants gâtés du refus, venaient contester Jean Vilar lui-même, son Festival, son théâtre populaire, ses valeurs. On hurlait dans la cour d’honneur « Vilar, Salazar ! », dans un raccourci qui tenait davantage de l’injure imbécile que de la critique. On voulait autre chose, un autre tempo, un autre rapport à la scène. Le théâtre s’ouvrait, explosait parfois. La contestation s’invitait là où l’on venait encore pour la beauté du verbe et la puissance de la tragédie, l’émotion du tragique ou le rire de la comédie .

Alors, peu à peu, le mot « fête » — qui est dans le radical de « festival » — prenait le dessus. Fête de tout, fête pour tous : la musique, le théâtre, la rue, le cirque, les quartiers… L’art reculait devant la communication, le sens devant le bruit. L’événement prenait le pas sur l’œuvre. Jack Lang au ministère de la Culture qui sentait son époque et voulait « changer la vie » lui aussi, venait accélérer le mouvement. L’État ouvrait les vannes, les collectivités suivaient, et les festivals se mirent à pousser comme des coquelicots en juin. Certains voyaient le danger. Philippe Murray, avec son ironie cruelle et lucide, forgeait le concept d’« Homo festivus » : ce nouvel homme post-historique, sans mémoire, ni sens tragique, qui ne vit que dans l’instant, le présent perpétuel d’un contentement sans trouble. Un homme sans ombre, disait-il. Et il avait raison. Mais peu l’entendirent.

À la fin du siècle, on comptait plusieurs milliers de festivals par an. Trop. L’État a commencé à trier, à distinguer entre les festivals d’art et ceux, plus touristiques, plus légers, qui avaient la faveur des élus locaux et que les collectivités subventionnèrent en conséquence relayant ainsi l’État qui s’en délestait.  Dans l’époque récente qui est à la crise, on en vit certains passer dans les mains du privé, d’autres virent leurs subventions fondre. On réduisit les jauges, les ambitions, les durées. Avignon devint l’exemple extrême : de cent spectacles, moitié « In » moitié « Off », on passa à plus de 10 000 spectacles dans le Off, dans un chaos joyeux mais incontrôlable. Louer un lieu devint une ruine. On venait davantage pour jouer que pour voir, pour participer que pour découvrir mais ça coûtait de plus en plus cher et les recettes ne suivaient pas. Le tourisme prenait le pas sur l’exigence. L’économie, sur l’art.

Quant à moi, je suis devenu plus attentif, plus sélectif. Je choisis mes festivals comme on choisit ses amis. Je privilégie l’ombre au soleil, l’anisette sous les platanes à la poussière des files d’attente. Je ne suis plus de ceux qui courent de salle en salle, haletants. J’ai connu tout cela. J’en garde la saveur, mais aussi la fatigue. Pourtant, je continue. Je viens encore, parfois, écouter Yontcheva ou Netrebko chanter sous les étoiles, voir Warlikowski ou Ostermeier  au théâtre écouter Jordi Savall faire encore chanter la viole de gambe. Et quand les cigales couvrent l’air d’un opéra, quand le chant d’une diva se perd dans la chaleur du soir, alors je me souviens pourquoi j’ai tant aimé tout cela.

Nous étions une génération qui croyait à l’avenir, qui croyait que l’art pouvait le nourrir, le façonner. Et même si le monde ne ressemble plus à ce que nous avions rêvé, même si le spectacle a souvent recouvert la pensée, il reste, encore, dans le mot « festival », une part de promesse, de mystère, d’enchantement. Et c’est déjà beaucoup. Car il y a des mots — rares — qui, à eux seuls, continuent de faire vibrer l’espérance.

Pierre Nora ou la mémoire en sursis 

Un souverain discret de la République des Lettres s’est éclipsé. Non pas un prince des sciences molles, mais un architecte de la conscience historique française, dont la tour de garde s’élevait chez Gallimard. Pierre Nora, qui se disait « historien public » — posture rare et presque subversive en nos temps de subjectivisme mondialisé —, vient de nous quitter à 93 ans. Il laisse derrière lui une cathédrale de papier : Les Lieux de mémoire. Sept volumes, 130 contributeurs, une mémoire collective prise au filet d’un imaginaire national en voie de liquidation. Il laisse aussi la trace d’un combat éditorial qu’il a mené pendant 40 ans sur le terrain des débats d’idées dans une revue conduite avec Marcel Gauchet : le Débat. Avec lui la forme vivante de ces repères intellectuels disparaît, il ne reste que ses écrits, ce qui est loin d’être négligeable.

À l’heure où l’Histoire ne fait plus autorité mais polémique, où la mémoire ne rassemble plus mais segmente, Nora sut, dans les années 1980, élever la topographie symbolique au rang de socle commun. Il l’a fait dans une France encore dotée d’un centre de gravité — la Troisième République en toile de fond, l’École en pivot. L’histoire y tenait alors le rôle de ciment civique ; elle est devenue depuis terrain miné, champ clos des subjectivités blessées, espace libre des compétitions mémorielles.

La revue Le Débat, qu’il anima avec Marcel Gauchet, fut longtemps l’agora des esprits cartésiens, avant que la frénésie du ressenti ne noie le goût du contradictoire. Avec Nora, la République avait encore ses clercs. Elle a désormais ses influenceurs et ses agitateurs médiatiques.

C’est que la France, dès les années 1980, entamait une mue. Elle glissait du singulier au pluriel, de l’État-nation à l’archipel sociologique « diversitaire ». Le consensus mémoriel éclatait en myriades de doléances identitaires. Aux grands récits s’opposaient des mémoires communautaires, chacune sommant la République de se souvenir à sa place. L’historien devenait suspect s’il ne prenait pas parti. L’objectivité, soudain, sentait la trahison. On eût alors recours aux lois mémorielles pour satisfaire tout le monde et retrouver une forme de paix civile. Pas si sûr, cependant. La boîte de pandore ouverte est loin de s’être refermée.

Dans cette jungle mémorielle, Nora tenait le cap. Il rappelait que l’Histoire est, par nature, une reconstruction : problématique, incomplète, tâtonnante. Elle ne se plie pas aux impératifs de la morale immédiate ni aux injonctions des repentances tardives. Il fut l’un des rares à oser affirmer que l’Histoire n’a pas à servir d’alibi aux blessures du présent.

Or, que reste-t-il aujourd’hui de ce grand récit ? Le souvenir d’une maison.de l’histoire de France proposé à contre-temps, et auquel Nora refusa du reste de s’associer, une carte sans boussole, et le souvenir d’un combat pour l’identité de la France maladroitement conduit. Reste-t-il quelque chose sur quoi fonder l’avenir ?

L’École — naguère institutrice de la Nation — peine à transmettre ce qu’elle n’ose plus nommer. Aux enfants, on n’enseigne plus les dates qui scandaient l’Histoire de France. Soupçonnées de chauvinisme nos historiens ne parlent plus guère des héros qui, hier encore, enflammaient les imaginations. Déconstruits, ces derniers sont renvoyés à la rubrique des fables. Un seul encore fait consensus : la révolution française. Dès lors, pour beaucoup d’enfants, l’histoire semble avoir commencé à la mort de Louis XVI. Le reste est bon pour un « récit national » dont on ne veut plus guère entendre parler sauf peut-être dans la version héroïsée et fabulée des spectacles du Puy-du-Fou ou encore d’ailleurs, et lors des soirées estivales où l’on écoute, distraits, l’histoire ancienne des héros au son des cigales. Les Grecs avec leurs tragédies, leurs histoires de famille et leurs batailles, étaient plus conséquents quant à leur Histoire.

Quant à la langue commune, elle est aujourd’hui supplantée par les flux d’un Anglo-monde omniprésent. Nos enfants parlent l’anglais comme personne, mais nos dirigeants sont insurpassables dans l’éloge de la francophonie. Cherchez l’erreur.  Même le Patrimoine, pivot de l’identité nationale est devenu suspect de chauvinisme ; trop le célébrer devient une faute de goût.

Et pourtant, dès lors que la cathédrale de Notre-Dame brûlée fut restaurée, son inauguration est soudain devenue un théâtre d’unité symbolique des Français, de croyance ou de mémoire. Car là où la mémoire se cristallise dans la pierre, elle résiste au flux. Contrairement à ce que pensait Victor Hugo : « ceci a résisté à cela », mais pas forcément à la version divertissante dont la culture est menacée. Hannah Arendt en avait fait le constat au siècle dernier : « la culture a résisté à des siècles d’oppression, mais il n’est pas sûr qu’elle résiste à la version divertissante d’elle-même. ». C’est bien cela pourtant qu’ont proposé un Historien, auteur de « l’histoire mondiale de la France », et un metteur en scène surdoué lors des Jeux Olympiques de 2024. Leur show post-national, leur scénographie festive mondialisée, incarnèrent en effet le présentisme de la fête, la déconstruction des mythes, l’histoire réduite à la satire et au ridicule. On est loin du triptyque de l’histoire telle que l’école de l’origine devait l’enseigner : « apprendre, assimiler, transmettre ». La fabrique du citoyen, devenu spectateur et principal acteur de son apprentissage, signera la fin d’une époque.

Pierre Nora, en somme, aura tenté, jusqu’au bout, de dresser des balises dans un pays sans cap. Sa cartographie mémorielle, loin d’un repli passéiste, visait à maintenir un fil conducteur. Un fragile cordon ombilical entre le peuple et sa propre durée. Peut-être était-ce là, au fond, une entreprise désespérée. Mais il faut parfois des désespérés lucides pour que les autres ne sombrent pas tout à fait.

Lui-même, dans un dernier sursaut d’espérance républicaine, nous laissait cette dernière réflexion : « L’histoire appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel. » À l’heure des tribus bigarrées et du multiculturalisme militant, cela sonne comme un testament.

JULES ET JIM OU LA NOSTALGIE

Jules et Jim ou la nostalgie

Je suis d’humeur musardière , je crois l’avoir déjà dit. Aussi, me promenant l’autre jour dans un de ces endroits où les gens encombrés de livres voulant faire de la place chez eux se délestent de leurs ouvrages, j’observais le petit manège de ceux qui guettaient le moment et remplissaient consciencieusement sacs et même caddies de ces livres. Je me demandais quel serait leur usage, car ces « passe-livres » comme on les appelle, ont été plutôt conçus pour l’échange que pour le négoce : « je prends un livre, j’en remets un autre à la place ». Mais je m’aperçois qu’ils sont devenus en quelque sorte des plates-formes de déstockage. Un peu mari par cette observation j’ai observé qu’un vieux livre aux pages un peu roussies était resté en rade, sans doute n’avait-t-il pas l’aspect de quelque chose dont on peut tirer un jour quelque gain. J’eus curiosité de regarder et m’apercevant qu’il s’agissait de « Jules et Jim », un roman d’après-guerre d’Henri-Pierre Roché dont François Truffaut tirerait un film célèbre, je l’emportais avec moi, car comme beaucoup de gens qui ont adoré le film, le livre, je ne l’avais jamais lu. Bien m’en prit, je ne le lâchai pas de tout un long week-end, et le lundi encore je tournais les pages qui n’avaient même pas été découpées avec le sentiment de lui redonner vie, car un livre c’est un objet auquel on ne peut rendre meilleur hommage qu’en le lisant.

Tout de suite, le charme de cette écriture dans l’univers des années 1900, à l’époque où est située l’action, m’a séduit. Je redécouvrais que les amours de ces deux jeunes gens : un Autrichien et un Français, étaient tout à fait représentatifs de la légèreté des mœurs de l’époque et en même temps de leur pureté de sentiments. Par rapport à la période actuelle si violente, et dans les rapports hommes femmes si vindicative, il se dégageait de ce livre un charme particulier. Très vite, pris par le récit et le ton du récit, je continuais cette lecture avec un plaisir confirmé. Cela me changeait tellement de la littérature que je lisais à ce moment-là. Je me disais aussi qu’aujourd’hui on ne pourrait plus écrire comme ça, on ne pourrait plus adopter cette façon de parler des femmes  surtout si l’on est un homme, et même avec cette sensibilité-là, ce ne serait plus recevable.

D’où vient le charme qui se dégage de ce livre écrit par Pierre-Henri Roché en 1953 ? Il raconte un monde d’après-guerre bien qu’il le situe au tout début du XXe siècle. Mais on le lit aussi avec le souvenir du film de Truffaut sorti juste dix ans plus tard. Henri Pierre Roché écrivain et ami des artistes, vivait au cœur de ce Paris de l’époque de Picasso et de Montparnasse. Ce qu’il raconte, c’est sa vie même, c’est le regard qu’un homme porte sur les femmes de son temps. Or à cette époque, les femmes sont coquettes, amusantes, exigeantes, un peu folles aussi, et même terribles au point d’entrainer les hommes dans la mort. Le livre est donc un drame mais comme un quatuor de Schubert, plein de charme et de lenteur avec quelques stridences.

Car cette histoire toute en subtilité est la sienne. Cette femme ardente et passionnée qui épouse d’un intellectuel juif-allemand est Helen Grund, (la mère de l’écrivain-résistant Stephane Hessel) qui fut sa maitresse, mais on n’a pas besoin de savoir ça pour apprécier cette histoire de deux amis, écrite à une époque où l’Allemagne et la France viennent de se déchirer et de s’auto-détruire après deux guerres mondiales.

Or, ces deux jeunes gens, Jules l’allemand et Jim le français nouent une amitié de jeunesse à Paris où Jim le séducteur et Jules le poète se découvrent complémentaires. Jim voulant initier Jules à la vie parisienne et Jules trop idéaliste ayant du mal à trouver l’âme sœur s’en remet à Jim pour son choix, jusqu’au jour où il croit trouver la femme idéale, une berlinoise venue à Paris apprendre le français ; il dit alors à son ami : « pas celle-là Jim, pas celle-là ».

La promesse durera dix ans, le temps que passe la guerre de 14/18, que Jules fasse deux enfants à Kathe et qu’ils retrouvent Jim à Paris dont Kathe devient amoureuse sur l’instant. Alors Jules que sa femme trompe déjà copieusement dit à Jim qu’à tout prendre il préfère que ce soit avec lui, son meilleur ami, et rien ne saurait mieux rendre le ton de ce trio que la chanson que chante Jeanne Moreau dans le film sur une musique et des paroles de Revzani : « on s’est connus, on s’est reconnus, on s’est perdus d’vue, on s’est reperdus d’vue, on s’est retrouvés, on s’est réchauffés puis on s’est séparés…elle avait des yeux, des yeux d’opale qu’im fascinaient, qu’im fascinaient… y’avait l’ovale d’son visag’pâle de femme fatale, qu’im fut fatale.., de femme fatale qu’im fut fatale… et puis chacun pour soi est reparti dans l’tourbillon d’la vie…etc…» . C’est comme une ronde de Max Öphuls. La fin est dramatique, on le sait.

Je me disais en relisant tout cela qu’au fond l’amour au début du siècle dernier, c’était ça, des passions, des infidélités des réconciliations et surtout des histoires contées la plupart du temps par des hommes. Mais ensuite tout change, non seulement dans la littérature mais dans la vie, le couple vole en éclats, on ne se marie plus, on s’accouple ou on se pacse, le taux des séparations monte en flèche : un couple sur deux, divorce dans les cinq premières années de mariage et à l’initiative des femmes à 75%. Aucune surprise alors de constater que ce livre de couples libérés, écrit au milieu du XX° siècle, annonce ce qui va suivre. J’ai noté cette réplique pleine d’humour dans le livre : « dans un couple, il faut que l’un des deux au moins soit fidèle : l’autre », ou encore ceci : « les hommes sont les pailles dans le feu ardent de la beauté de leurs femmes ». Tout cela est-il si loin ? Je me demande…

Mais, que seraient nos existences sans les livres et les films qui ont façonné notre vie et notre goût de vivre, même dans la mélancolie du « tout ça est bien fini maintenant ». Certains diront : « tant mieux », d’autres pas.

Enfin, pour tout dire il y avait longtemps que je n’avais lu un si beau livre.

LES BANCS PUBLICS

Ce matin-là je m’étais réveillé de bonne humeur oubliant pour un instant le vertige boursier et l’angoisse qui traverse le monde soumis aux vents tournants et à l’humeur changeante du nouveau tyran versatile. Je m’en allant sifflotant une chanson que j’avais en tête et dont j’ignore si elle est encore connue de tous ou de la plupart : « les amoureux qui s’bécotent sur les bancs publics, bancs publics » ; du Brassens pur jus avec cette verve et ces accords de guitare qui le rendaient si attachant. 

« Les amoureux qui s’bécotent »…Tiens me dis-je, on en voit de moins en moins, c’est comme les oiseaux en ville. On les a vu revenir pendant la Covid et puis on les a perdus de vue. Oh pas tous certes, les colombidés ont bien colonisé nos espaces urbains et au printemps se bécotent à l’envi, mais les autres, les petits, les charmants :  les pinsons, les fauvettes à tête noire, les rossignols, disparus ou à peu près en ville. Vous me direz, il y a les piafs. Ah oui, ceux-là sont indestructibles, à l’affut de la moindre miette ou du moindre insecte, il paraît même qu’ils les plantent sur les ronciers en sorte d’en faire provision. Comme en un garde-manger en somme. C’est intelligent ces bêtes ! Il paraît !… On m’a dit ça… Bref, mais les amoureux ?

Dans le temps on en voyait beaucoup je vous jure, des jeunes bien sûr et sans doute quelques vieux plus discrets, on comprend qu’à cet âge on a quelque pudeur, mais les jeunes, avec le printemps, ça s’embrassait à bouche que veux-tu partout et tout le temps, et sur les bancs publics plus que partout ailleurs. Vous en doutez ? Souvenez-vous des films de Truffaut « baisers volés » Mais je parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Raison de plus pour leur en parler s’ils lisent encore les journaux ! Ah de ça aussi je doute un peu. Du reste il y a de moins en moins de kiosques à journaux en ville. Allez chercher vos journaux un dimanche matin et vous m’en direz des nouvelles. Mais je m’égare, je parlais des amoureux…

Regardez-donc Willy Ronis ou Robert Doisneau : « les amoureux de l’Hôtel de ville » ou ceux de « la Bastille » ! Ah oui, mais c’était il y a longtemps, pas loin d’un siècle. Diable, qu’est-ce qui a donc changé ? La société sans doute s’est-elle faite plus pudibonde, plus répressive. Il faut dire que par les temps qui courent on parle moins d’amour que de sévices sexuels et ça c’est bien affligeant. Délesté de la légèreté et de la pureté, l’amour devient la sexualité et on change de registre. Bref, on doit conclure contre toute raison que nos amoureux d’aujourd’hui ne ressemblent plus à ceux d’hier. Tenez les choses en sont à ce point qu’un de mes amis photographes tomba un jour récent sur deux amoureux enlacés dans un parc. Voulant faire son Doisneau ou son Ronis, il braqua son appareil photo d’assez loin et prit un cliché. Mal lui en prit, il continuait sa promenade lorsque le garçon furieux courant après lui l’admonesta, le traitant de voyeur, de malade, de tordu. Mon ami tomba des nues. Il eut la présence d’esprit d’expliquer que précisément là, à cet endroit même, il y a bien longtemps, il avait lui aussi embrassé une jeune fille et que ma foi, ceci lui rappelait cela. Il proposa de détruire son cliché sur le champ. Le garçon apaisé ou ému lui dit : ça va ! ça va ! si c’est comme ça, ça va ! Tout remué mon ami me dit : je ne suis pas près de recommencer. L’amour n’est plus aimé ! C’est une chose dont il est devenu difficile de parler, quant à le filmer, c’est devenu encore plus problématique (on comprend aussi pourquoi). Il paraît même que c’est dans ce secteur que les plus tordus sévissent. Bref, je m’y perds, je voulais parler des bancs publics et voilà que je parle de l’amour. Je vais bientôt dire quelque chose qui contrariera quelqu’un quelque part et ce n’est pas mon intention.


Passons donc à autre chose : les bancs publics. Moi figurez-vous, j’aime bien être piéton en ville et comme je fatigue, j’aspire à me poser ici ou là pour méditer sur le monde qui va et sur les gens qui vaquent. Rien de plus intéressant. C’est du reste ce que pensait Nietzsche qui disait que seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose. Il avait raison, mais si on pense en marchant, on médite en s’asseyant. Les partisans du corps en mouvement, ceux qui croient que c’est le corps qui pense ou fait penser, qui considèrent que la pensée n’est pas une faculté mais l’expression d’un corps en mouvement, haïssent « les culs de plomb » qui ne peuvent écrire qu’assis et penser de même. Ainsi le philosophe allemand haïssait Flaubert pour cette seule raison. 

Mais revenons-en aux bancs publics. J’ai fait une découverte capitale. La plupart sont occupés comme le sont les volières. Ici, on parle toutes les langues du Sahel, là on y écluse les litrons de rouge, la bière ou autre chose, là encore il y a des culs de plomb qui squattent à longueur de journée. Mince alors, il faut beaucoup marcher pour trouver une place à l’ombre ou au soleil. On en trouve bien sûr selon les heures, et là comme au métro, qui n’existe pas à Pau, il y a les heures d’affluence et les autres. Mais ne soyons pas misanthropes, les gens de passage ont les mêmes droits que les résidents et que chacun trouve sa place et l’occupe ne me dérange en rien, mais enfin j’aimerais bien pouvoir me poser de temps en temps. Remarquez que je peux me payer un café à une terrasse, mais vous conviendrez que là encore le voisinage a quelques désavantages pour qui veut méditer. On va en conclure que je suis ronchon. Ce n’est pas mon tempérament, mais observateur je le suis un peu, et après tout je dis ce que sont mes contemporains ou ce que j’en perçois. 

Enfin je suis dans l’optique de Nietzsche (encore !) qui dit profondément que « jamais la pensée ne pense toute seule et par elle-même, elle dépend des forces qui s’emparent d’elle ». Et d’où viennent donc ces forces me direz-vous ? Elles viennent des mouvements du corps et des relations aux autres : la haine, l’amour, l’indifférence, les passions de l’âme en sont les plus puissants motifs (Descartes l’avait dit avant lui, mais on ne va pas en faire un cours de philosophie ce serait trop fatigant). 

J’en reviens à ma chanson : « les amoureux qui s’bécotent sur les bancs publics, bancs publics, en s’disant des « je t’aime » pathétiques, ont des p‘tites gueules bien sympathiques ». Rien de tel que de fredonner une petite chanson quand il est presque midi et qu’on va chercher son pain dans une bonne boulangerie où quelquefois aussi on trouve son journal et qu’on n’a plus le temps de penser où s’asseoir pour le lire !