GUERRE ET PAIX

À la fin de l’année dernière j’ai regardé mon petit-fils captivé par un jeu électronique qu’il avait fallu de toute force lui offrir à Noël, car c’était son plus grand désir et, m’approchant de lui, je voyais défiler sur l’écran de la télévision, des hommes en armes et en treillis qui combattaient dans des ruines de villes détruites par les bombes ou les attaques militaires. Le jouet dans ses mains lui donnant la capacité de déplacer ses personnages combattants, de déclencher des explosions, de tirer à l’arme lourde, de faire voler des drones meurtriers, chose à laquelle il prenait apparemment grand plaisir.

Je songeais alors en le regardant qu’à son âge ou à peu près, plus jeune sur sans doute, nous jouions aux indiens et aux cow-boys, déjà une histoire issue de l’imaginaire américain ! L’industrie des loisirs, les jeux d’arcade et ce qu’on appelle les jeux électroniques, ont fait beaucoup mieux depuis et beaucoup plus réaliste.

Par un concours de circonstances auxquelles nous sommes habitués maintenant, les informations télévisées du soir auxquelles j’ai eu accès après avoir parlementé avec mon monopolisateur d’écran, diffusaient des images de la guerre en Ukraine. Ce qui ne frappa alors ce fut de revoir les mêmes scènes, les mêmes combattants en treillis, les mêmes course-poursuite, les mêmes explosions, les mêmes visions de drones qui, du haut de leur caméras détruisaient pour de bon des cibles humaines, à tel point que j’eus le vertige ; il n’y avait plus de distance entre le réel et l’imaginaire, entre le jeu et la tragédie, autrement dit, plus de distance entre le jeu et la guerre, sauf que la mort était là bien réelle.

La chose, je dois dire me plongea une grande perplexité. Nos enfants avaient basculé tranquillement dans le monde nouveau et pourraient être appelés sur les champs de bataille sans changer d’outils.Terrible apprentissage !

Je me disais, lorsque ces jeunes comprendront que la guerre n’est plus un jeu, il sera trop tard. En Ukraine en effet, la guerre allait sur son quatrième printemps et le désastre continuait : trop de morts déjà, trop d’armes ou pas assez, et une paix qui tardait à venir.

Chacun voulant la trouver et avec elle la sécurité, mais à condition de tracer une fois encore des frontières garanties. Mais où passerait la frontière ?

Voilà une question qui s’est posée à l’Est de l’Europe depuis des siècles. Vous me direz que sur les autres côtés il y a l’océan ou la mer et que ça simplifie les choses, mais à l’Est il y a toujours eu le fantasme des Empires. Or ce que l’histoire nous apprend c’est que ce ne sont pas les traités qui tracent les frontières mais les rapports de force qui comme en physique marquent les équilibres provisoires. 

L’Europe vient de s’en rendre compte brusquement et observe comment on va décider de ses frontières. Cela va se passer sans elle et loin d’elle. Les nations se cherchent des protecteurs et ne trouvent que des maîtres qui les laissent à la porte lorsque les choses sérieuses commencent, elles viennent d’en avoir la démonstration cinglante par une nouvelle humiliation subie à Munich. Décidément, cette ville comme en 1938, est un endroit qui délivre des signes inquiétants pour l’avenir.

Où est l’Europe ? « De l’Atlantique à l’Oural » avait dit De Gaulle en un autre temps. Il ne croyait pas si bien dire. L’Europe n’est plus un cap comme l’imaginait Valery, c’est une noix entre les mâchoires d’une tenaille. Un temps, le communisme à l’Est aujourd’hui redevenu le Tsarisme, et de l’autre côté, le capitalisme, qui, après avoir été mondialisé, tente de se renforcer dans son pays d’origine, avec toujours cette prétention à dominer le monde. Entre les deux non, une puissance mais un marché et une mosaïque d’États en quête de protectorat. Encore une forme, mais pas une force.

En renversant la table, Trump a démoli le puzzle constitué par l’Histoire. Il faut maintenant le reconstituer. Équation difficile pour nos élites frottées d’anglophilie et d’Américano tropisme, formées aux meilleures universités d’Outre-Atlantique où elles confondirent allègrement progressisme High-tech et Wokisme, ahuries de se voir soudain congédiées ou vassalisées et de plus, ayant payé pour l’être. 

Ce tropisme Nord- Atlantique, revisité par le réalisme politique de nouveaux maîtres fut un sacré coup sur la tête pour les Européens. Le sentiment de n’avoir joué au fond que les utilités, un rôle de supplétifs dans une partie truquée. 

Les politiques vexés, mais impuissants se trouvant « de facto », exclus du tour de table, comme à Yalta hier, mais sans un De Gaulle qui avait quand même réussi à poser son képi entre Staline et Roosevelt plus tard avec la complicité de Churchill. C’est ce qui explique sa rancune tenace vis à vis de l’Amérique et sa décision de doter la France de l’arme nucléaire.

La France vient de comprendre que même si elle a un siège au conseil de Sécurité celui-ci ressemble de plus en plus à un strapontin. Ainsi se clôt par un dernier acte le XXe siècle. Cette clôture se sera faite en une génération. Voici venu le temps de la prise de conscience. Le temps de se demander si le sentiment d’appartenir encore à une vieille civilisation sera suffisant pour un réarmement moral avant d’être politique et militaire. Les plus lucides, se désespèrent de voir la France en revenir au régime des partis, à l’impuissance politique, aux fractures sociales qui n’augurent rien de bon dans un monde revenu aux réactions primaires. 

Peut-on encore rêver d’un autre avenir ? Ma foi, ça fait des décennies qu’on s’y emploie.

BON APPETIT MESSIEURS !

Le monde entier, je veux dire le monde médiatique et tous ses affiliés, le monde des réseaux et ses « followers », le monde politique, le monde des observateurs, des clients, des spectateurs, des badauds, des sachants et des ignorants, le monde réel et virtuel enfin était tourné ces derniers jours vers la capitale de l’Amérique où se déroulait la cérémonie d’installation, du plus baroque, du plus étonnant, du plus surprenant, et à bien des égards du plus accablant pour beaucoup, le nouveau-ancien président des États-Unis d’Amérique.

Moins assidu que d’autres à l’évènement, je dois dire, mais néanmoins curieux en fin de journée de voir et de savoir, j’ai regardé le reportage et entendu des choses en particulier qui m’agacèrent les tympans : cette diatribe inutile  et verbeuse, ces propos de ressentiment et de vengeance d’une inélégance rare par rapport aux dirigeants précédents et en leur présence, cette volonté de ne vouloir en aucune façon remercier comme c’est l’usage, mais au contraire, accabler, humilier, effacer du tableau d’honneur de l’Amérique les dirigeants précédents me causa un sentiment d’accablement.

Contrairement aux meilleurs usages, cette cérémonie tournant à l’exhibition histrionesque du pouvoir laissa bien des observateurs, perplexes à tout le moins, sinon inquiets ou davantage. Mais les amateurs de Théâtre purent se réjouir, car ils avaient là devant les yeux l’une des meilleures représentations de la pièce écrite par Alfred Jarry, à la fin du XIXe siècle qui connut alors et depuis, un très grand succès : UBU ROI.

Ce personnage d’UBU avec sa grosse gidouille dessinée sur le ventre et son chapeau évoquant les inquisiteurs ou les membres du Klu-Klux-Klan, armé d’un « bâton à « phynances », et se disposant en arrivant au pouvoir à user précisément des grands moyens pour accaparer toutes les richesses du pays surgit soudain dans ma mémoire. Ce tyran à la jactance inépuisable qui réclamait qu’on lui servit tous les jours de l’andouille et parfois même de la « merdre » (le mot fit fureur dans les salles de classe et bien au-delà et il est inscrit au patrimoine mondial de la drôlerie) fit alors irruption dans notre imaginaire. Les puissants de l’époque étaient les nobles qu’il fit tomber dans les sous-sols des « pince-porc » et de la « chambre à sous » où on les décervela. Plaisante expression que celle-là dont on ne voyait pas à l’époque à quoi vraiment elle correspondait, mais dont on comprend très bien aujourd’hui avec la puissance des réseaux d’information et l’existence des « fake news » à quoi elle renvoie. Tout puissant de ce monde on le sait, est en capacité de décerveler efficacement et de manière parfaitement indolore ses administrés et au-delà. 

Cet UBU qui voulait envahir la Pologne pour s’emparer de la « pompe à phynances » dût reculer devant l’attaque des Russes et embarquer pour la France, avec l’espoir de se faire nommer « maître des finances » à Paris.

Je ne sais pas si le poste aujourd’hui ferait tant envie que cela, mais la création de ce personnage, à la façon de Molière, et de manière bien plus outrancière certes, aura fait beaucoup rire pendant tout le siècle dernier. Aussi ce Père UBU, traître, lâche, naïf, bête, goinfre, méchant et cupide n’a, disons-le, aucun rapport ni de près ni de loin avec le nouveau maître du monde et sa cour, cela va sans dire.

Pourquoi l’évoquer alors me direz-vous ? Sans doute parce que nous autres Français, nous avons l’esprit mal tourné, et que rien ne nous amuse tant que la caricature, mais n’insistons pas trop dans cette voie, la presse locale on s’en doute, est bien plus modérée que ne le sont ou le furent Charlie Hebdo ou Hara-kiri.

Mais au fait, qui se souvient encore d’Alfred Jarry et de son père UBU ? Ne sont-ils pas eux aussi déjà passés à la trappe ? Comédie pour comédie, si l’on cherchait dans le répertoire anglais, on trouverait Shakespeare avec ses Rois saisis par la folie du pouvoir qui dans leur démesure dépassaient en cruauté et en cynisme le père UBU. N’est-ce pas ce dramaturge qui écrivit ceci : « homme, O homme vain, drapé d’un peu d’autorité tu joues devant les cieux de si grotesques comédies que tu ferais pleurer les anges » !

La pensée m’en est venue aussi en regardant cette exposition en forme de tableau de famille des « Beautiful People » alignés sur une estrade comme la famille royale anglaise sur le balcon de Buckingham Palace, les jours d’intronisation royale. Il ne manquait que le carrosse doré dans les rues de Londres, mais en cette période à Washington, la météo particulièrement glaciale rendait tout cela improbable au point que si on en eut tenté l’expérience, tous ces personnages se seraient trouvés à l’arrivée parfaitement congelés comme les visiteurs de Dracula dans le traineau du film de Polanski : « le bal des vampires », ce qui n’aurait pas manqué d’allure et leur aurait assuré une immortalité de cire chez « Madame Tussauds » ou au « Musée Grévin ». Mais je me laisse aller là à des digressions où bientôt l’on ne va plus me suivre.

Revenons au réel comme dirait un mien ami. La suite sera ce qu’elle sera, nous n’en sommes qu’au prologue et à la scène d’exposition, à l’ouverture comme on dit à l’opéra. Ce drame n’a pas encore commencé, on nous a simplement présenté les personnages : les puissants, les influents, les courtisans et les bouffons, les milliardaires qu’ailleurs on appelle oligarques, les protagonistes, les premiers et les seconds rôles, les jeunes premiers et les vieux barbons, bref tout est en place pour la représentation mondiale sous l’œil impitoyable de la société du spectacle et ses réseaux omniprésents. La cérémonie des décrets étant en soi une sorte de hors-d’œuvre dans ce banquet de la reprise des intérêts et du capital dont on n’a pas encore mesuré toute l’ampleur ni les conséquences.

Que dire alors, sinon cette réplique définitive qu’emploie Victor Hugo, dans Ruy Blas lorsque ce dernier s’adresse aux grands d’Espagne dans la pièce éponyme : 

« Bon appétit Messieurs » ! vous connaissez la suite.

MEILLEURS VŒUX

La période est aux vœux, pas un élu, pas un chef d’entreprise, pas un président d’association, bref pas un de ceux dont dépendent le bonheur ou simplement la tranquillité des autres n’échappe à ce rituel. C’est l’occasion de belles péroraisons, de satisfécits multiples sur le monde « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » avant que petits fours engloutis et coupe de vin éclusée, la vraie vie ne reprenne le cours de ses tensions, frustrations, regrets, ressentiments mais aussi espoirs, ou encore inquiétudes qui sont l’ordinaire de notre condition. 

Et pourtant du plus profond de nos usages, depuis la plus haute antiquité, nous sacrifions (au propre comme au figuré selon les époques) aux vœux de nouvel an. Comme si le fait de changer d’année avait le pouvoir de changer le cœur des hommes et les projets qui les hantent. Car les vœux sont toujours les mêmes : santé, paix, prospérité, bonheur et pour cela selon nos croyances, on invoque une divinité ou l’on s’en remet au sort. Certains pragmatiques choisissent même contre toute logique d’acheter un billet de loterie, car certains gagnent parfois. Mince statistique disons-le, mais tout le monde a besoin de cela, besoin de respirer autrement, d’entendre quelque chose qui ne soit pas morose ou affligeant, qui rompe avec l’addiction aux chaînes d’information qui sont le blues quotidien de la désespérance. 

Alors, cette parenthèse dans la vie quotidienne ce moment où l’on se dit que la vie peut recommencer comme un calendrier dont on arrache les feuilles déjà écrites sans craindre les conséquences, cet espoir de repartir tout neuf sans les soucis de la veille ou de l’année écoulée, c’est bien une illusion, mais vitale et utile à la vie ; c’est pourquoi la plupart d’entre nous y sacrifient dans leur vie sociale et individuelle.

Je ne ferais pas exception, mais je le ferais sur le mode ironique en disant ce que je préfèrerais moi aussi que le monde soit ou redevienne meilleur.

Par exemple je préfèrerais que la culture soit une préoccupation nationale et publique comme elle l’a été longtemps avant de devenir une charge que l’on veut réduire ou faire disparaitre.

Je préfèrerais que la culture soit revendiquée par les élites elles-mêmes et qu’on n’ait plus à s’en excuser comme d’une tare au profit du « culturel » qui nivelle.

Je préfèrerais que le mot humanisme et humaniste ne soit plus un gros mot comme au temps où l’on faisait ses humanités (on dit aujourd’hui ses études)

Je préfèrerais qu’on enseigne l’Histoire de France aux Français plutôt que l’Histoire mondiale où ils comptent pour si peu.

Je préfèrerais qu’on n’oublie pas que nous avons un passé et pas seulement un passif dans notre histoire compliquée mais héroïque aussi.

Je préfèrerais la civilité au « politiquement correct » et l’amour du prochain au respect de l’autre.

Je préfèrerais voir des visages nus et non des visages voilés car le visage dit tout de la personne, de la sociabilité et de la liberté de son environnement.

Je préfèrerais qu’on se dise bonjour malgré tout bien qu’on ne lève plus son chapeau puisque personne n’en porte guère.

Je préfèrerais en un mot que la peur de l’autre ne se transforme pas en haine de l’autre et aussi en haine de soi parfois.

Je préfèrerais que l’Éducation nationale et la société dans son ensemble soient un peu moins « woke » et un peu plus tolérantes et qu’on ne fasse plus de la compétition victimaire la base du comportement social.

Je préfèrerais que l’on parle davantage de nation que d’archipélisation.

Je préfèrerais que l’identité de genre ne prenne pas la place de l’identité tout court.

Je préfèrerais que le continent homme et le continent femme cessent de s’éloigner l’un de l’autre sur fond de méfiance et de détestation .

Je préfèrerais qu’on se tatoue un peu moins et qu’on se parle un peu plus.

Je préfèrerais qu’avant de se parler on coupe son portable.

Je préfèrerais que les gens sortent et aillent au cinéma plutôt que de regarder Netflix sur leur canapé.

Je préfèrerais qu’on respecte les hommes et femmes politiques car à force de les détester et de les poursuivre, on n’en trouvera bientôt plus aucun qui veuille se dévouer au bien commun.

Je préfèrerais un monde sans Poutine et sans Trump et quelques autres encore…

Je préfèrerais me réveiller avec la paix dans le monde.

Au fond, je suis comme tout le monde ou presque, et j’ai beau dérouler la liste de mes préférences il est certain que je trouve que le monde actuel ressemble de moins en moins à ce que je préfère. 

J’en arriverai même avec Lamartine à déclarer :

« mon cœur lassé de tout, même de l’espérance

N’ira plus dans ses vœux, importuner le sort »…

(« Le Vallon » dans Méditations poétiques)

Mais qui lit encore Lamartine, ou qui l’a lu ?

LE GOUT DE LA BROCANTE

Ces temps derniers, mes pas me guidèrent vers une de ces foires à la brocante qui égaient les localités qui s’y livrent le temps d’un Week-end. 

Comme le goût du patrimoine, le goût de la brocante, est une passion partagée par les Français. Le passé des objets nous passionne comme la dernière trace de ce qui restera quand nous serons plus là, c’est le vrai thermomètre du passage des générations et chaque chineur est comme un archéologue à se demander, à quelle improbable tribu appartiennent ce jeu de quilles de neuf, ou ce joug orné de décorations qui évoque quelque procession en l’honneur de Bacchus !

Passionnant inventaire à la Prévert, il y a là tout ce que l’invention ou la fantaisie des hommes a pu fixer dans des formes improbables pour des tâches inconnues. : Ces moulins à café où l’on ne broie plus le grain, ces théières ou cafetières, ces chocolatières dont ne coule plus aucun breuvage, mais qui sont là comme un rappel de rites et de rituels autour desquels s’articulait une vie sociale qui a disparu du temps où l’on prenait le temps d’avoir le temps.

Ces services de table, ces draps brodés, ces serviettes à initiales monogrammées évoquant les tables de fête, de première communion ou de mariage à la campagne, traduisent un confort et une richesse qui se mesuraient à la dot de la mariée. Ces linges anciens encore neufs et déjà vieux sortis du silence des armoires, cette vaisselle dépareillée au décor de Chine ou d’Orient, ces couverts, plaqués d’argent datant d’une époque où l’on naissait ou pas une cuillère d’argent dans la bouche, – avant que les médecins n’expliquent que les cuillères en plastique étaient plus adaptées pour nourrir les bébés sans blesser leurs gencives délicates -, ces timbales en argent que l’on offrait à la naissance et qui gisent en vrac dans une corbeille pour quelques euros : qu’en dire ?

Jetant un œil distrait sur les vieux livres en imaginant leur poids, leur encombrement et songeant à ceux qui, infidèles à leurs auteurs, les ont envoyés ainsi au négoce de deuxième main, après les avoir peut-être aimés. Il en est du destin des livres comme du destin des humains, le plus beau titre ne garantit pas de la longévité ni de la fidélité des lecteurs. Adieu Colette, adieu Nerval, adieu Anatole France, adieu Max Gallo dont j’ai vu une collection entière abandonnée, adieu les beaux livres cartonnés ou les belles reliures qui intéressèrent un temps ceux qui voulaient donner à penser que leur bibliothèque avait la profondeur des siècles. On vous regarde distraitement, on vous feuillette parfois, on vous soupèse et on vous laisse sans même demander le prix ou alors en l’ayant vu écrit au crayon à la deuxième page et l’on s’en va. Adieu tableaux, chromos, paysages et visages inconnus, plus proches de la croute que du musée, adieu les estampes, les gravures sous leurs vieux encadrements qui font tellement XIX° !

On leur préfèrera un inutile broc, seau ou pot de terre où mettre un bégonia, on aura un coup de blues devant une vieille automobile rouillée à pédales, un jouet qui rappelle le temps où on rêvait de l’automobile et où les jouets ne venaient pas tous de Chine et où l’on écoutait des rengaines en microsillons 78 tours sur un phonographe à pavillon.

Mais voici plus intéressant, voici le monde de vieux outils nettoyés, lustrés, brillants comme il faut, prêts pour le musée des arts et traditions populaires : outils de menuiserie, de ferronnerie, ou d’ébénisterie si finement réalisés qu’on se disait que le travail de ceux qui les ont faits, pour peu qu’ils ressemblent eux-mêmes à ces outils devaient être de fameux artisans. Depuis, l’outillage, pour ce qu’on en sait est devenu commun, fabriqué en série, usiné par des machines, n’évoquant plus le travail de la main que par habitude et parce que la finalité du travail qui fait le chef d’œuvre (comme on dit encore chez les Compagnons du devoir), y atteste du savoir-faire. Depuis ce temps, la créativité de l’ouvrier d’art a disparu de l’usage des objets qui nous encombrent au quotidien. Leur valeur d’usage a disparu sous leur valeur d’échange comme dirait K.Marx !

C’est que la brocante est un monde en réduction, un monde rassemblé en objets, voilà au fond notre mémoire matérielle, voilà nos attaches sentimentales ; et l’on marche, on déambule, curieux, nostalgique ou pressé de faire la bonne affaire. Et les gens repartent les bras chargés de choses inutiles qu’ils auront acquis, pour quelques billets. 

On a de la tendresse pour ces lieux de mémoire, qui sont comme les cimetières où persistent nos souvenirs. Les plus jeunes viennent chercher la surprise ou la bonne affaire, les plus sensibles retrouver des émotions, chacun à son affaire et les marchands pour peu que le chaland ne soit pas chassé par la pluie y trouvent eux, leur content. Au fond, à une époque où l’on a du mal à se rattacher à un passé qu’on nous présente toujours de la plus sombre des manières et qu’on n’enseigne plus qu’avec prudence dans les écoles, de peur d’offenser, tout un chacun, il y a dans ce bric à brac, ou chacun peut faire son marché sans offenser quiconque, comme une porte vers l’authenticité et la créativité de ceux qui nous ont précédé et ont su créer une société vivable d’où sort cet art populaire qui nous fascine encore. 

« Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer, » disait le poète Lamartine. Ma foi, voilà qui résume bien une promenade matinale et dominicale.

DES ŒILLETS POUR AMALIA.

Le Parvis n’avait pas encore un an, il avait dressé ses tréteaux à Tarbes dans l’enceinte du centre commercial Méridien, c’était il y a 50 ans. En avril de cette année-là, le Portugal de Salazar faisait sa révolution douce (peu de morts) qu’on appela : « la révolution des œillets » au motif que les fleuristes de la ville offrirent ces fleurs aux soldats insurgés à partir d’un malentendu semble-t-il (un restaurateur qui les avait commandés pour son établissement). Il n’en faut pas davantage pour une légende.

Dans cette première saison du Parvis, on trouvait déjà Léo Ferré et Amalia Rodrigues.

Deux immenses chanteurs, l’un anarchiste, l’autre pas.

Et c’était là le malentendu, mais attendons la suite.
À 50 ans, Amalia de Piedade Rebordoão Rodrigues était déjà la reine du Fado, l’idole d’un peuple et de son énigmatique dictateur Salazar qui l’invitait aux cérémonies officielles et voulait en faire son ambassadrice culturelle. Nul ne s’avisait alors qu’Amalia, loin d’être une artiste au service d’un pouvoir était aussi une artiste qui faisait évoluer le genre et venait en aide aux intellectuels souvent opprimés comme elle le chante dans cet air « fado de Peniche » (nom d’une prison célèbre) mais qu’importe ; en 1974, l’image du Fado était bien celle d’un chant réactionnaire que les détracteurs citaient dans les 3F (Fado, Fatima, Football) pour désigner les outils d’aliénation du peuple. Cependant, chaque portugais au fond de son cœur ressentait bien que cette musique exprimait la tonalité de son âme mélancolique et résignée devant les malheurs de l’existence. Le fait est qu’à l’époque les gens se divisaient entre les partisans du Fado (les fadistes) et les partisans du « chant d’intervention » les révolutionnaires.

La chose n’avait pas échappé aux programmateurs du Parvis qui, décidant de faire une semaine en hommage à ce Portugal qui se libérait tardivement de sa dictature invitèrent à la fois la grande Amalia et le chanteur Luis Cilia auteur du chant connu : « Portugal résiste ». Soit l’icône de la chanson portugaise et le jeune porteur du chant révolutionnaire. Indépendamment du fait que le Fado, comme le Tango apparaissait comme une forme artistique supérieure dans laquelle la voix trouvait sa pleine expression et sa dimension d’humanité supérieure. Du reste, le Fado, celui d’Amalia (réinvitée plusieurs fois au Parvis) mais aussi quantité d’autres comme Amalia Moura, Mariza, Cristina Branco, Misia parmi les meilleures qui foulèrent la scène la scène tarbaise au fil des saisons, devint un choix du cœur.

Ce soir-là était donc le premier de la rencontre avec Amalia. La salle était pleine et le public vibrait, chantait, à croire que tous les Portugais de l’endroit s’étaient donné rendez-vous, venant grossir une foule qui s’agglutinait aux guichets. Cela avait déjà été le cas la veille pour le concert de Luis Cilia, mais là, il y avait une attente, une nervosité et comme un malaise perceptible.

Lorsque la Diva entra sur scène, un grand silence succéda aux applaudissements. Le public de Tarbes comme celui de Lisbonne quelques semaines plus tôt allait-il lui demander des comptes ? Elle avait à peine entamé sa chanson « Casa Portuguesa » que des voix l’interrompirent en réclamant qu’elle chante le nouvel hymne de la révolution, celui qui avait été le signal radio du déclenchement des évènements : « Grândola Villa morena » du chanteur José Afonso qui avait été invité à la fête de l’Huma à Paris quelques semaines plus tôt. ( Grãndola villa morena/Terra da fraternidade/O povo é quem mais ordena/Dentro de ti, ó cidade). Alors on vit la chanteuse s’avancer à l’avant-scène vers ses compatriotes et murmurant l’air demandé se mit à faire chanter la salle. Elle avait payé le prix. Nul ne doutait plus de la réalité de son engagement pour les prisonniers et les intellectuels de son pays. Elle avait enfin levé le voile, elle chantait avec la salle ou plus exactement elle fit chanter à la salle les fados les plus populaires, ceux de son répertoire et les autres. Brusquement l’ambiance avait changé, c’était la folie, les retrouvailles, le bonheur d’être ensemble, moments rares auxquels les programmateurs de spectacles assistent parfois. J’ai encore dans l’oreille les fados : « Barco Negro », « Mi Florela », Lisboa Antiga ». La bouderie était finie, Amalia retrouvait son peuple et le peuple sa Diva et la soirée n’en finissait pas comme elle doit encore durer dans la mémoire de ceux qui y ont assisté.

Amalia reviendra souvent et toujours dans la prestance qui était la sienne, avec cette voix à déchirer l’âme et cette infinie tristesse qu’on associe à tort ou à raison à l’âme portugaise dans le chant comme dans le cinéma d’Oliveira par exemple (autre cinéaste adoré au Parvis). Au fil des ans et des tournées nous sommes devenus un peu plus familiers. Elle se livrait parfois à des confidences sur ses premiers voyages et tournées à Paris lorsqu’elle devait venir avec le train et la valise, s’arrêter à Hendaye et respirer la liberté et le bonheur de venir chanter à Paris (c’est elle qui racontait ça). Le plus souvent le consul du Portugal venait de Bayonne la saluer et l’inviter à souper, des repas qui n’en finissaient pas, car Amalia comme beaucoup d’artistes était insomniaque et avant que l’énergie déployée sur scène se soit apaisée, il lui fallait du temps.

Un soir donc où je la ramenais à son hôtel (le Foch à Tarbes) elle me déclara qu’elle ne pourrait s’endormir qu’avec Fred Astaire et devant mon air interloqué, elle sortit un DVD de sa valise et me le tendit en disant : j’espère qu’il y a un lecteur de DVD dans la chambre. Il était 2h du matin ! On imagine mon embarras. Trouver un magnétoscope dans cet hôtel était impossible. Il fallut réveiller le propriétaire et le convaincre de prêter celui de son propre salon pour satisfaire aux caprices d’une Diva. Je mesurais au passage ce que ce métier comporte comme obligations inattendues. Ce directeur d’hôtel fut non seulement serviable mais plus encore. Combien de ses semblables auraient préféré rester tranquillement au lit, celui-là mérita ce soir-là la palme de la courtoisie…et Amalia put sans doute trouver le sommeil au rythme des entrechats du célèbre danseur. Ce soir-là je commençais à toucher du doigt une chose qui je constaterais souvent : la vie des artistes de la scène est une solitude hantée par l’art et qui ne peut s’apaiser que par l’art et l’approbation d’un public.