Franck O. Gehry : quand l’architecture reprend le flambeau de l’art

Il arrive que certaines batailles culturelles se déroulent loin de nous, presque en apesanteur, là où l’argent circule sans contrainte et où s’invente ce que l’on appellera déja « culture mondiale ». Dans ces hauteurs où se croisent industrie, communication et technologies, un champ stratégique s’est imposé : celui où l’art, devenu valeur globale, cherche encore une forme capable de représenter ce qu’il fut autrefois. Et c’est précisément là que l’architecture, discrètement mais sûrement, a pris en charge les enjeux que l’art ne parvient plus à porter.

Le décès récent de Frank O. Gehry, à 96 ans, offre l’occasion de sonder ce basculement. Car s’il fut célébré comme l’un des plus grands architectes de son temps, c’est aussi qu’il incarna le moment où l’architecture a cessé d’être simple écrin pour devenir le vecteur même de l’expérience artistique. Gehry a donné à Bilbao son coup de théâtre esthétique, métamorphosant une ville industrielle en scène mondiale. Il a offert à Paris la spectaculaire Fondation Vuitton, nuages de verre suspendus dans la lumière. Il a enfin accompagné l’ambition culturelle d’Abou Dhabi avec le futur Guggenheim, dernière étape d’une trajectoire où les formes semblent émerger des sables pour devenir des icônes à part entière.

Cette émergence de l’architecture comme horizon symbolique n’est pas un hasard. Depuis les expositions universelles du XIXᵉ siècle jusqu’aux grandes vitrines du XXIᵉ — dernièrement Dubaï avec son programme « Connecter les esprits, construire le futur » — ce sont les architectes qui ont su relever le défi d’un art confronté à l’industrie et à la technologie. Ils ont compris que, pour représenter un monde globalisé, il fallait inventer un langage formel capable de séduire, impressionner et rassembler.

Gehry, avec ses courbes affranchies de la géométrie traditionnelle, a précisément produit cela : non pas seulement des bâtiments, mais des évènements visuels et fonctionnels comme le fut en son temps le Centre Pompidou, déjà un geste architectural d’abord. Son œuvre rend manifeste une idée qui s’impose aujourd’hui : le contenant est devenu le contenu. Ce n’est plus l’art qui donne sens au musée ; c’est le musée qui devient l’œuvre d’art.

Ce glissement explique aussi l’essor spectaculaire du soft power architectural. Les Émirats arabes unis l’ont très bien compris : après avoir créé les carrefours aériens du monde, ils se sont lancés dans la création d’une scène culturelle permanente où défilent les plus grands noms de l’architecture comme dans un défilé de haute couture du XXIᵉ siècle. Le Louvre Abou Dhabi puis le Guggenheim, le Zayed museum de  Norman Foster, le musée Islamique de Ieoh Ming Pei en attendant l’Art Mill Museum d’Alejandro Aravena, sont les signes visibles de cette stratégie où prestige, tourisme et notoriété forment un marché total.

Le paradoxe saute aux yeux : dans un espace culturel profondément façonné par la tradition iconoclaste de l’Islam, ce sont des architectures occidentales spectaculaires qui deviennent symboles. Ici, l’art ne s’impose pas par ses contenus mais par ses formes, capables d’unifier des univers culturels hétérogènes. Cela porte un nom : la culture devenue « culturelle », c’est-à-dire une culture réduite à son apparence, à son attractivité, à sa capacité d’intégrer toute différence sous l’uniformité des formes globales.

À ce stade, la question s’impose : et l’art lui-même, que devient-il dans tout ça ?
Que devient-il lorsque la monumentalité architecturale se substitue ou se surajoute à la création artistique ?

Les musées d’Abou Dhabi exposent des œuvres incontestables, et treize établissements français y participent avec sérieux. Comme au Louvre renouvelant récemment son pavillon des Sessions, on y promeut l’idée d’un « art mondial ». Mais cette mondialité peine à convaincre : on assemble des objets issus de cultures variées, sans toujours disposer du langage commun qui leur donnerait sens. Le signe le plus parlant est que ce ne sont plus les œuvres qui captivent le monde, mais les bâtiments qui les hébergent.

En d’autres termes, l’art a perdu le privilège d’être la valeur des valeurs, ce qui vaut le plus. Il a cessé d’être le moyen par lequel une culture — et la civilisation qu’elle entraîne — s’incarne et se reconnaît. Devenu une forme universelle de l’échange, au même titre que l’argent, il a changé de nature et de fonction. Son rôle historique accompli, il n’est plus qu’un agrément, un supplément d’âme ou de loisirs, une valeur d’échange parmi d’autres — « une chose du passé », dirait un philosophe.

C’est ici que le philosophe Hegel éclaire la situation. Lorsqu’il écrivait que « l’art, quant à sa destination suprême, est pour nous une chose du passé », il signifiait que l’art avait cessé d’être le moyen privilégié par lequel une civilisation exprimait l’absolu. Son rôle historique était accompli ; désormais, disait-il, l’absolu ne pouvait plus se loger dans une forme sensible. L’art devenait un agrément, un plaisir, un loisir — bref, une valeur parmi d’autres.

Or qu’est-ce qu’une valeur dans le monde contemporain ?
Un équivalent général, comme la monnaie.
L’art est donc devenu l’un des lieux les plus lucratifs du marché mondial, un capital symbolique autant qu’économique.

Dès lors, c’est logiquement l’architecture — discipline à la fois technique, économique et symbolique — qui a repris le flambeau. Elle est capable d’incarner la puissance d’un État, la vision d’un mécène, la créativité d’une époque et le génie d’un artiste. Elle est aussi capable de parler au monde entier sans traduction. L’architecture est redevenue ce que la peinture ou la sculpture furent jadis : un marqueur civilisationnel. Car ne l’oublions pas l’architecte avec le temple ou la cathédrale précéda le sculpteur et le peintre qui l’illustra.

Dans cette nouvelle hiérarchie culturelle, l’art tend à se disperser tandis que l’architecture se concentre. Elle devient le théâtre où l’art tente de continuer d’exister, et parfois même devient son substitut. Franck O Gehry, star mondiale célébrée dans tous les continents, en fut le symbole éclatant : celui d’un temps où l’œuvre qui compte n’est plus forcément exposée dans un musée, mais où le musée lui-même devient l’œuvre lui-même.

Et si l’on devait chercher aujourd’hui l’art qui parle au monde entier, il se pourrait bien qu’il ait désormais la forme d’un bâtiment. Triomphe de l’architecture.

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