Tout le monde sait ça, Venise est un port et un canal sur lequel naviguent des gondoles pleines de japonais à ombrelle qui somnolent en écoutant le chant des gondoliers clapoter sur l’eau sale et puis ce sont ces énormes paquebots dont le dernier en date a bien failli pousser par le fond un inoffensif bateau de croisière. Mais pour spectaculaire que fut cet « éperonage », ce ne fut pas là l’événement. Il y en eût un autre, artistique celui-là qui montre que parfois ce sont les artistes « eux-mêmes qui nous mènent en bateau.
Subreptice, inattendu, d’autant plus fort que l’on se chuchotait son existence sans l’avoir encore vu, « l’œuvre » du Suisse Christof Büchel fit événement. N’a-t-il pas, quasi clandestinement (à la façon des migrants eux-mêmes) fait installer sur un quai de l’Arsenal de Venise, l’épave d’un bateau des migrants coulé en méditerranée avec des centaines de morts. Posé là, comme si de rien n’était, sous l’œil des médias du monde de l’art, c’est d’abord un joli coup. C’est ensuite parfaitement en concordance avec l’esprit de cette Biennale : culpabilité, mauvaise conscience et compassion, mais est-ce de l’art ?
Certes, les artistes ont toujours témoigné des malheurs du monde, mais au moyen des œuvres qu’ils conçurent. Là ce n’est pas le cas. Cette barque (Barca Nostra) n’a pas été créée dans cette intention. Est-elle alors à classer dans le registre du Ready Made à la façon de Duchamp ? Non plus, car ce n’est pas notre regard qui fait de la barque autre chose qu’elle n’est. C’est donc d’un autre ordre. Celui de la protestation et du témoignage, ce qui dans le contexte de l’Italie actuelle et de sa politique répressive envers les migrants relève aussi de la critique politique. Un Happening en somme comme au temps d’Alan Kaprov. Le président du conseil régional de Vénétie a aussitôt demandé que cette barque soit retirée et exposée si l’on veut en Suisse sur les bords du Lac Léman. Mais aucune barque de migrants n’a encore chaviré là-bas. On devine l’embarras, l’imbroglio et le président de la Biennale est lui d’avis qu’on la garde. Reste cependant le statut de cette « œuvre ». Est-elle à classer comme vestige comme lorsqu’on a exhumé des statues grecques au Cap Sounion ou au large d’Alexandrie ? Mais en aucune façon elle n’était une œuvre d’art avant de sombrer. C’est donc bien un geste artistique, « une attitude » comme disait Harald Szeemann et c’est cela qui trouble. On ne s’étonnera pas alors que certains passent devant sans la voir ni que d’autres se fassent photographier devant, pour garder un « souvenir ». On est à Venise n’est-ce pas la ville où tout le monde se photographie tout le temps, fût-ce de la manière la plus indécente !