DU GÉNIE NATIONAL

Régis Debray n’a pas son pareil pour débusquer dans la plus anodine des questions un sens caché qui renvoie à l’image que les français se font d’eux-mêmes. Par exemple, dans son dernier livre, il nous délivre en forme de fable un choix cornélien que les « Gensdelettres » auraient conçu afin de déterminer quel est l’écrivain qui incarne le mieux le « génie » français. Suivons-le donc dans son raisonnement, cela en vaut la peine.

il se penche donc (par hypothèse) sur le choix du nom de celui dont on baptisera le pavillon français de la future exposition universelle. Quel est l’écrivain français qui incarne le mieux le génie national ?
On peut à bon droit se récrier qu’il n’y a pas que les écrivains, il y aussi les artistes et les savants. Delacroix ou Poussin, Pasteur ou Lavoisier fourniraient aussi des alternatives significatives. Mais Debray en tient pour la littérature et, citant le choix fait par la société des gens de lettres de Stendhal et Hugo, il se demande qu’est-ce en effet que cet « esprit français » et lequel des deux écrivains le caractérise le mieux.

Vous, vous, en seriez douté, entre le brillant et mondain Stendhal, un pied en France et un autre en Italie, et le poète de la Légende des siècles, il choisit Hugo ; le souffle et même la démesure contre le brio, l’homme qui sait dire le peuple et exprimer ses joies, ses espoirs et ses tourments, même si c’est en alexandrins, contre le prosateur fluide et distingué qui nous expose les tourments du cœur d’une classe aisée et finissante. L’homme de l’individu contre l’homme des foules. Gide, à qui l’on posait la question de savoir quel était le plus grand poète français il n’y a pas si longtemps répondait : « Victor Hugo, hélas » ! Gide on le sait ne parvenait pas à pardonner à Hugo son dédain pour Racine, trop aristocratique et élitiste bien sûr.

Mais le grand « Totor » qui pesait si lourd dans les lettres françaises au point que toute une génération entreprit de le brocarder, est revenu en force. J-L Mélenchon, il y a peu y a puisé ce lyrisme qui l’a fait distinguer parmi les orateurs populaires. Va donc pour Hugo et les instituteurs de la III° République qui l’enseignèrent !

Mais, ne pourrait-on dire aussi (et on l’a dit) que « la France, c’est Descartes », ou « Molière », ou « Montaigne » ou « Voltaire », et que ces auteurs témoignent du génie national qui est fait de clarté, de rationalité, d’intelligence et souvent d’élégance sont autant à rechercher en philosophie qu’en littérature. Mais Debray en tient pour la France : « nation littéraire », une de nos coquetteries parmi d’autres. Enfin, c’est ce qu’on aime à en dire.
Mais au fait, ces qualités de « l’esprit français », enfin ce qu’on veut bien désigner par cette expression, sont-elles bien celles que l’on croit ?

Du reste, que nous en soyons à rechercher des modèles dans la littérature pour incarner ce que nous sommes montre aussi que nous avons peut-être perdu de vue nos anciennes convictions. Fallait-il être plutôt peuple avec Hugo, ou bien élite avec Chateaubriand, Valéry peut-être ou Paul Morand ? Fallait-il être engagé avec Sartre ou encagé avec Sade. Compatissant avec Camus ou haineux avec Céline ? Qui exprime le mieux l’esprit français ?

Une telle question est de nature à nous diviser. En France, on est Rousseau ou Voltaire, Hugo ou Stendhal, Sartre ou Camus, on est l’un ou l’autre par affinité, tempérament ou conviction et nous avons bien du mal à reconnaître que nous sommes l’un et l’autre comme une médaille ou une pièce de cent sous, nous avons un avers et un revers, un côté Hugo cocorico et un côté Stendhal avec dentelles et salons. En vérité, nous avons beaucoup de mal à admettre que nous sommes « l’un et l’autre » alternativement et parfois simultanément, ce qui ne simplifie pas l’image que nous avons et donnons de nous-mêmes.

 

 

 

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