Hommage national dans la cour du Louvre pour le peintre Pierre Soulages, mort à 102 ans. Mais que représente Pierre Soulages ? Incarne-t-il cette culture française qui puise aux racines du pays ou bien est-il déjà une figure de l’universalité d’un art relevant d’un genre, l’art abstrait, davantage que d’un terroir : la France ? La question vaut d’être posée car il est sans doute l’un et l’autre. Puisant dans le monde de la nuit des cavernes (l’art pariétal, sa première émotion) et l’art roman de l’Abbatiale de Conques dont il fera les vitraux, il est aussi celui qui s’est laissé guider vers la radicalité en privilégiant le noir comme couleur des couleurs.
En choisissant le noir comme couleur, Soulages s’était situé à l’opposé de ce qui avait fait le succès du dernier art français reconnu mondialement : disons l’impressionnisme et à sa suite , l’École de Paris. Le premier a révélé à l’histoire de la peinture mondiale la lumière bien singulière des paysages français avec les artistes qui se nommaient: Manet, Monet, Pissarro, Sisley, Renoir, et puis Bissière, Manessier, Singier, dans la deuxième École de Paris firent leur ordinaire. On sait depuis, que l’aventure de la peinture française et en tout cas de la peinture moderne a partie liée à la lumière.
Soulages a vu qu’une couleur, une seule, les contenait toutes : le noir. Cela ne vint pas tout de suite, car il fut d’abord un bâtisseur, un peintre qui dans l’espace réduit de la toile au format modeste posa ses masses noires avec parfois des notes d’ocre, de bleu ou de rouge profond qui en amplifiaient les oppositions. Un bâtisseur, un architecte, un peintre qui se confrontait à l’espace, à la pesanteur, et à la profondeur abstraite du plan.
Ce qu’il nomma « Outrenoir » viendra plus tard, (après Conques,) avec la monumentalité qu’il ira chercher dans sa confrontation avec les peintres américains, (Kline en particulier). C’est cela qui le fera remarquer et entrer dans la grande peinture, soit dit en passant.
Que sont ces « Outrenoirs » ? D’immenses toiles, des murs de peinture talochés comme le font les maçons, les plâtriers, à larges empattements horizontaux la plupart du temps, rayés, striés, sur lesquels vient jouer la lumière comme sur des miroirs éteints.
La lumière, un effet voilà son grand sujet.
C’est à Conques peut-être, qu’il en a donné sa plus somptueuse illustration dans son face-à-face avec le vitrail. Dix ans de labeur, de méditation, d’essais de confrontations avec l’Art roman pour substituer au vitrail narratif et bavard, le silence de la lumière qui n’éclaire pas seulement mais révèle comme l’avaient compris avant lui ces géniaux bâtisseurs avec leurs vitraux d’albâtre auxquels on doit cette lueur laiteuse de sacristie dans la nef. Soulages a su faire de cette lumière, le plus beau des cantiques ; comme avant lui aussi le firent les peintres byzantins dont témoigne cette inscription trouvée dans la chapelle archiépiscopale de Ravenne : «c’est ici que captive, la lumière règne libre ».
Voilà ce que Soulages, chercheur infatigable de la qualité de verre adéquat à son projet, fit. En découpant ces vitraux en bandes épaisses qu’il sut rythmer par des lignes, il réinventa l’art des verriers du Moyen-âge comme avant lui l’abbé Suger l’avait fait en la basilique de Saint Denis.
L’abbé Soulages ? Osera-t-on faire la comparaison avec ce peintre habillé du noir des soutane toute sa vie ? C’est aller un peu loin même si on le voit bien, il y a du religieux « laïque » sans doute dans sa démarche. Peut-être pas croyant mais, témoin d’une spiritualité ancienne et profonde comme celle qu’il chercha sur les murs préhistoriques des grottes de son enfance, puis à Conques même. Qu’est-il venu chercher et trouver là dans cette abbatiale sacrée de si important pour lui ? Que cherchait-il dans ses Outrenoirs ? De quelle spiritualité ces pièges à lumière qu’il a tendus au visible sont-ils le secret ? La réponse est dans ses œuvres.
Après avoir compris que la radicalité était le mode sur lequel s’établissait aujourd’hui la visibilité et la notoriété internationale, il s’attacha à l’essentiel, la vérité en peinture. Dirons-nous alors qu’il fut aussi un grand peintre sensible au génie français de la lumière comme ses devanciers avant lui ? À l’évidence oui. Il fut même paradoxalement notre dernier impressionniste.