SOUVENIR D’UN FESTIVALIER

Comme les hirondelles qui pressent le vol avant les froids, comme les oiseaux migrateurs guidés par un instinct ancien, tout véritable festivalier, à l’approche de l’été, ressent ce frémissement léger mais obstiné dans les jambes, ce picotement dans tout le corps, cet appel intérieur qui le pousse — irrésistiblement — vers les terres de festivals. Terres nombreuses aujourd’hui, disséminées aux quatre coins du pays et bien au-delà, mais dont le sol provençal reste, pour beaucoup, le cœur battant, le centre magnétique de cette transhumance estivale. Avignon, Orange, Arles, Montpellier… Et puis les villages alentour, petites escales devenues, au fil du temps, indispensables. Là où, dans la touffeur des pierres chaudes et l’ombre avare des platanes, se croisent joyeusement touristes égarés et professionnels aguerris, artistes et spectateurs, techniciens, rêveurs, badauds, chacun avançant à son rythme, dans cette grande ruche bruissant de sons, de rires et parfois de solitude.

Je viens d’une génération qui n’a pas vu naître les festivals, mais qui les a vus fleurir. Les premiers datent de l’après-guerre : Avignon en 1947, porté par la volonté inébranlable de Jean Vilar, Aix-en-Provence en 1948, et puis, année après année, dans les décennies suivantes, de plus en plus nombreux, jusqu’à ce que les années 1980 en soient saturées. Pourtant, le signal originel n’est pas venu de France. Il nous est parvenu d’outre-Atlantique, de cette Amérique où, en 1969, à Woodstock, une jeunesse désenchantée mais ardente s’était rassemblée pour inventer, sans le savoir, le modèle moderne du rassemblement festif. Là-bas, au milieu des champs détrempés, naissaient sous le ciel orageux les figures nouvelles de la révolte douce : la guitare électrique, la pop, la contre-culture, et cette colombe blanche posée sur une hampe de guitare, icône fragile mais tenace de la paix rêvée. Image puissante, que Picasso avait déjà pressentie en 1949. Image fondatrice, qui allait traverser l’Atlantique pour s’installer durablement dans l’imaginaire collectif.

Mais en ce temps-là, ici, les choses étaient plus simples, plus modestes, plus proches. J’avais à peine vingt ans. Je rêvais de théâtre, j’avais entendu les noms de Vilar, du TNP, je savais qu’Avignon était le lieu où il fallait être. La ville aux trois clés bruissait du souffle d’une autre époque. La place de l’Horloge dormait encore sous ses platanes, la cour d’honneur du Palais des Papes n’avait pas encore cédé à l’hystérie des foules, et les trompettes de Maurice Jarre ne résonnaient qu’à la nuit tombée. Si l’on était un peu malin, un peu rusé, on pouvait se glisser dans l’enceinte, au loin, pour observer Vilar et ses comédiens répéter dans la lumière oblique de la fin du jour. Le Festival fêtait alors sa vingtième édition. Sa notoriété croissait, doucement, comme une promesse. Et nous, nous étions jeunes, et nous croissions avec lui.

C’était un bonheur, sans mélange ni fatigue, que d’errer de ville en ville, de spectacle en spectacle, entre les ruines romaines et les cours d’école reconverties, sous les fontaines moussues d’Aix, devant le mur antique d’Orange, ou dans la touffeur d’Arles « là où roule le Rhône » comme disait Prévert. Là, aux « Rencontres de la photographie », on découvrait les images du monde, projetées la nuit aux arènes. On y croisait, Lucien Clergue et Michel Tournier,— les fondateurs d’un festival qui allait lui aussi faire école. On pouvait encore, pour trois sous, repartir avec un tirage signé d’un maître. C’était un monde accessible, ouvert, chaleureux. Le pli était pris : moi, comme tant d’autres, j’étais devenu un festivalier de l’été. C’était l’entracte d’une vie, d’abord ordinaire, puis professionnelle. Et cet entracte, je le pensais alors éternel.

Mais les choses changent, vite, plus vite que nous ne l’imaginions. Déjà, les signes s’accumulaient. Lors des évènements de Mai 68, ces enfants gâtés du refus, venaient contester Jean Vilar lui-même, son Festival, son théâtre populaire, ses valeurs. On hurlait dans la cour d’honneur « Vilar, Salazar ! », dans un raccourci qui tenait davantage de l’injure imbécile que de la critique. On voulait autre chose, un autre tempo, un autre rapport à la scène. Le théâtre s’ouvrait, explosait parfois. La contestation s’invitait là où l’on venait encore pour la beauté du verbe et la puissance de la tragédie, l’émotion du tragique ou le rire de la comédie .

Alors, peu à peu, le mot « fête » — qui est dans le radical de « festival » — prenait le dessus. Fête de tout, fête pour tous : la musique, le théâtre, la rue, le cirque, les quartiers… L’art reculait devant la communication, le sens devant le bruit. L’événement prenait le pas sur l’œuvre. Jack Lang au ministère de la Culture qui sentait son époque et voulait « changer la vie » lui aussi, venait accélérer le mouvement. L’État ouvrait les vannes, les collectivités suivaient, et les festivals se mirent à pousser comme des coquelicots en juin. Certains voyaient le danger. Philippe Murray, avec son ironie cruelle et lucide, forgeait le concept d’« Homo festivus » : ce nouvel homme post-historique, sans mémoire, ni sens tragique, qui ne vit que dans l’instant, le présent perpétuel d’un contentement sans trouble. Un homme sans ombre, disait-il. Et il avait raison. Mais peu l’entendirent.

À la fin du siècle, on comptait plusieurs milliers de festivals par an. Trop. L’État a commencé à trier, à distinguer entre les festivals d’art et ceux, plus touristiques, plus légers, qui avaient la faveur des élus locaux et que les collectivités subventionnèrent en conséquence relayant ainsi l’État qui s’en délestait.  Dans l’époque récente qui est à la crise, on en vit certains passer dans les mains du privé, d’autres virent leurs subventions fondre. On réduisit les jauges, les ambitions, les durées. Avignon devint l’exemple extrême : de cent spectacles, moitié « In » moitié « Off », on passa à plus de 10 000 spectacles dans le Off, dans un chaos joyeux mais incontrôlable. Louer un lieu devint une ruine. On venait davantage pour jouer que pour voir, pour participer que pour découvrir mais ça coûtait de plus en plus cher et les recettes ne suivaient pas. Le tourisme prenait le pas sur l’exigence. L’économie, sur l’art.

Quant à moi, je suis devenu plus attentif, plus sélectif. Je choisis mes festivals comme on choisit ses amis. Je privilégie l’ombre au soleil, l’anisette sous les platanes à la poussière des files d’attente. Je ne suis plus de ceux qui courent de salle en salle, haletants. J’ai connu tout cela. J’en garde la saveur, mais aussi la fatigue. Pourtant, je continue. Je viens encore, parfois, écouter Yontcheva ou Netrebko chanter sous les étoiles, voir Warlikowski ou Ostermeier  au théâtre écouter Jordi Savall faire encore chanter la viole de gambe. Et quand les cigales couvrent l’air d’un opéra, quand le chant d’une diva se perd dans la chaleur du soir, alors je me souviens pourquoi j’ai tant aimé tout cela.

Nous étions une génération qui croyait à l’avenir, qui croyait que l’art pouvait le nourrir, le façonner. Et même si le monde ne ressemble plus à ce que nous avions rêvé, même si le spectacle a souvent recouvert la pensée, il reste, encore, dans le mot « festival », une part de promesse, de mystère, d’enchantement. Et c’est déjà beaucoup. Car il y a des mots — rares — qui, à eux seuls, continuent de faire vibrer l’espérance.

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