((/public/images-1.jpeg|Le pavillon rouge||Le pavillon rouge, mai 2014))Mes pas me portent vers le Grand Palais qui expose le couple Ilya et Emilia Kabakov. C’est la « Monumenta 2014 » qui avait bien failli ne pas avoir lieu dans la précipitation qui avait suivi la dernière élection présidentielle où l’on voulait effacer tout signe de ce qui s’était passé avant. Heureusement quelques sages conseils plus tard…
Heureusement oui, car cette exposition inattendue qui ne rend nullement hommage au lieu qui l’accueille (à l’inverse de celle très décorative de Buren qui l’a précédée) fait bien mieux, elle installe au cœur de Paris une question artistique formulée de main de maître. « L’étrange cité », car tel est son nom puise ses références dans la période de la renaissance comme dans celle du futurisme et des utopies du XX° siècle, elle propose un cheminement mental entre rêves et réalité dont l’art a le privilège. C’est presque un parcours initiatique, c’est en tout cas une énigme ou un rébus qu’on est invité à résoudre quant à savoir où l’on est et ou l’on en est de l’art, de la vie et de l’imaginaire. En fait, les Kabakov, nous invitent à réfléchir un instant sur la condition humaine, c’est assez rare pour être signalé. Pour ma part, le souvenir que je garde de ces artistes est celui du pavillon russe qu’ils occupèrent peu de temps après la chute du mur de Berlin, en 1993. L’ouvre s’intitulait : « The Red Pavilion ». On devait passer des murs de palissades de bois, comme dans un chantier, puis entrait alors dans un bâtiment au sol défoncé, aux murs délabrés, aux fenêtres branlantes comme si un ouragan l’avait dévasté et on pouvait alors contempler depuis le balcon un petit jardin au fond duquel, un kiosque en bois peint, un peu isolé, un peu minable décoré d’ampoules électriques de couleur diffusait une musique d’un autre temps, quelque air folklorique ou révolutionnaire où l’on reconnaissait quelques notes de l’Internationale. Mais la voie était impraticable et l’on devait se contenter de regarder de loin avant de sortir. En somme, la révolution passée, que reste-t-il sinon quelques airs nostalgiques dans quelque fond de jardin public et un immense gâchis. C’était en tout cas, l’impression que j’en avais gardée. Aussi lorsque je pénétrais dans un pavillon du grand Palais où était reconstituée une salle de musée qui aurait pu être du Louvre ou de l’Ermitage avec ses dorures, ses éclairages, son parquet, ses bancs pour admirer des cimaises vides mais éclairées d’où avaient disparu tout tableau, l’image de Venise me revint en mémoire. C’était la même ironie triste et désolée : eh oui, mes amis, la peinture a déserté les lieux de l’art, les cimaises sont vides, l’art se passe ailleurs quand il se passe, en tout cas, on a changé de paradigme et l’oeuvre que je vous présente en est l’illustration ! Une idée me direz-vous, oui, mais qui vous fait penser en acte, qui vous fait éprouver sa vérité par la sensation et non par son seul concept, une œuvre d’art en somme. On ne saurait tout citer, mais chaque pavillon est de cette tenue, que ce soit le « Centre de l’énergie cosmique » qui renvoie aux travaux de Tatline et des utopistes qui, depuis la Renaissance jusqu’à la grande période soviétique, ont donné forme aux rêves les plus fous. Ainsi ces deux chapelles aux formes intérieures des églises de la renaissance dans lesquelles on trouve des fresques et des tableaux. Dans l’une : la chapelle blanche, des traces de fresques subsistent sur fond blanc avant qu’on ne remarque que celles-ci sont des tableaux de l’époque du réalisme socialiste en voie d’effacement, et dans l’autre qui lui fait pendant, la chapelle sombre, une immense installation baroque de grands tableaux font eux, référence aux images stéréotypées de l’époque soviétique aussi qu’on peut voir encore aujourd’hui au musée d’art moderne de Moscou. Mais c’est peut-être le pavillon qui traite de la chute de l’ange, propos récurrent dans l’œuvre de Kabakov, qui est à la fois le plus poétique et le plus métaphysique de cette installation. L’ange en effet, celui qui vole dans toute la tradition de la peinture occidentale est ici assimilé à une aspiration au meilleur et à la spiritualité, mais il chute dans des dessins, entre les immeubles, entre les rues, victime du matérialisme, de l’échec de nos aspirations, de notre défaut de civilisation. La mise en scène de cette installation me rappelle ces vers de Rilke : « Si l’archange aujourd’hui, prophète des étoiles, ne faisait vers nous qu’un seul pas, dans son sursaut soudain, notre cœur, nous tuerait. Qui êtes-vous, oiseaux presque mortels de l’âme ? » On ne peut pas dire que la proposition de Kabakov ne soit pas à la hauteur. Un mot encore pour signaler ce pavillon qui fait tant penser à la chapelle de Rothko à Houston, mais ici les tableaux qui l’habitent montrent des portes peintes sur des fonds qui les absorbent et les font disparaître à l’horizon. Elles évoquent le passage, le franchissement du seuil, elles sont une métaphore de l’art et elles sont sublimes. À elles seules elles vaudraient le déplacement, c’est assez dire la merveille de cette exposition, sans doute l’une des moins « tape à l’œil » de ce registre du Monumenta, mais à coup sûr, l’une des plus belles.