FLEUR ET LA RÉTHORIQUE

Elle était venue là parce que c’est son métier et parce qu’il faut aller à la télévision lorsqu’on est ministre, cela fait partie du job. Elle avait donc certainement préparé son entretien, en bonne élève, elle devait tout savoir sur les dossiers du moment, nul n’en doute, elle avait aussi soigné sa mise, sa coiffure et était comme d’ordinaire très séduisante avec cette énigmatique apparence qui glisse dans ses yeux bridés comme une intelligence supérieure cachée sous une sérénité mystérieuse. On la regardait comme une icône.

Et puis la question est venue, tout naturellement comme une guêpe se pose sur une tartine de miel : « On vient de donner le pris Nobel à Modiano, aimez-vous cet écrivain ? » Balbutiements, gêne, réponse embarrassée et puis le choix du courage : « je ne connais pas son œuvre, je n’ai pas lu ses livres, du reste je n’ai pas lu de livres depuis deux ans », ce fut en substance la réponse en une ou deux phrases. Stupeur dans le studio. La journaliste insista un peu, mais la franchise de la réponse ne laissait aucun doute, la ministre de la culture ne lisait pas. Certes, si elle avait eu un peu plus de métier, un cabinet avec des spécialistes de la communication on l’aurait comme on dit « briffée » avant l’épreuv. À l’évidence il y avait eu là impréparation. Mais, à tout prendre, la sincérité de la réponse est tout à l’honneur de cette ministre, qui sans dissimuler la chose, a mis en évidence un fait qui illustre bien un état de fait : bien peu de gens lisent, des romans de surcroit, les femmes certes lisent davantage que les hommes, mais toute personne prise dans le tourbillon de la vie professionnelle, entre les réunions, les notes dont il faut prendre connaissance, la culture d’écran qui nous envahit, n’a que rarement le temps de prendre un livre et de lire. Cette ministre a dit ce qu’il ne fallait pas dire. Elle a montré que « le roi (la reine) était nu », n’en a pas paru s’en émouvoir plus que cela et les critiques (mesurées du reste) qui ont fusé ensuite n’étaient pas sans hypocrisie. Certes, cela fait mauvais effet qu’un ministre en charge du livre et de la lecture ne pratique pas cet art, mais combien sont-ils dans ce cas à ne connaître de leur domaine que les dossiers que des conseillers leurs apportent en forme de synthèse et de notes de travail ? Alors vous me direz que la précédente ministre, elle, lisait et même écrivait. Eh oui, sa formation classique l’avait élevée dans les lettres selon un cursus qui fait de la culture littéraire le fonds de références de l’échange social, mais justement, elle fait aussi un profil assez traditionnel. Avec la génération du « computer » et de la e-société, on a un autre profil, même s’il ce n’est pas une question d’âge. Les références sont différentes, la culture est différente. C’est là qu’il faut se demander si cette « cassure culturelle » ne révèle pas bien davantage qu’un dérapage médiatique. Ne sommes-nous pas entrés dans une autre phase culturelle dans laquelle l’écrit comme tel n’est plus le viatique attendu pour la traversée de l’existence ? À voir les difficultés dans lesquelles se débat l’écrit (édition, librairie, presse) contre l’écran, on peut se demander si au-delà de cette anecdote médiatique, ce que nous avons sous les yeux n’est pas ce que la culture est devenue : un univers dans lequel, les signes et les sons font le sens bien différemment du signifiant et du signifié de jadis. Oh, je ne veux pas dire que l’écrit et la lecture soient condamnés et du reste je ne ferais injure à cette ministre de croire qu’elle ne lit pas, elle doit même lire beaucoup d’études et de rapports, mais la fiction n’est sans doute pas son domaine. Non la conclusion qu’on a envie de tirer de cette anecdote c’est que cet aveu fait à la télévision n’est pas un aveu d’inculture, il est un aveu qui doit nous ouvrir les yeux sur le monde réel, celui qu’on vit, pas celui dont on rêve et c’est là tout le drame de la politique actuelle qui confronte le monde possible avec le monde souhaitable. Le monde possible est peut-être devenu un monde dans lequel on n’a plus besoin de lire des livres de fiction. Triste conclusion, nécessaire lucidité.

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