L’ARTISTE EMBLÉMATIQUE DE NOTRE ÉPOQUE

On pourrait se poser la question ainsi : quel est l’artiste le plus emblématique de notre époque ? Hier la réponse était aisée. Chacun aurait pu répondre : Picasso. Le bon sens populaire désignait ainsi le moindre gribouillis par : « c’est du Picasso » et tout était dit. Le prix des œuvres venait ajouter à l’indignation de la plupart…et en plus ça vaut cher ! Les bonnes gens haussaient les épaules devant ce monde décidément incompréhensible. Cela c’était au siècle dernier. Il n’aura échappé à personne que depuis, Picasso est au musée, qu’on a enfin compris qu’il avait résumé dans son œuvre la totalité de la peinture de son temps et qu’il était à son tour devenu un classique.

Alors aujourd’hui, qui tient ce rôle ? Ils sont quelques-uns à se le disputer dans le sillage de l’américain A.Warhol mort lui aussi au siècle dernier, mais c’est probablement Jeff Koons dont une exposition majeure est actuellement au Centre Pompidou qui tient la tête avec des œuvres dont le dernier exemplaire a été vendu 58,4 millions de dollars l’an passé. « L’œuvre » représente un ballon d’enfant gonflé et noué en forme de chien, son titre : « Ballon Dog ». Un chien donc comme on en fait dans les fêtes foraines, mais démesurément agrandi et réalisé en métal laqué, ce qui est en soi une performance technique. On a vu ce « Ballon Dog » lorsque M.Pinault a présenté sa collection à Venise, posé sur un quai du Grand Canal devant sa nouvelle fondation. On l’a vu et on le verra aussi devant les plus grands musées du monde. Cet objet, cette « œuvre » fait signe comme on dit et qualifie d’un simple coup d’œil le lieu qu’elle désigne. On a pu voir aussi au Guggenheim de Bilbao une poignée de tulipes du même métal posées négligemment sur la jetée devant le musée (coût, une trentaine de millions de $) ou le « Puppy » monumental réalisé en pots de fleurs devant l’entrée de la fondation. Et les mêmes de hausser les épaules, de trouver qu’on se moque du monde, que « ce n’est pas de l’art » etc…Le bon sens n’a jamais tout à fait tort, mais il n’a pas forcément raison, le temps qui passe en offre chaque jour la démonstration. Le fait est que l’art ressemble de moins en moins à l’idée que nous nous en faisions. Alors faut-il continuer à appeler cela de l’art au motif que le marché le nomme ainsi et que les musées l’exposent ? Laissons chacun juger sans vouloir juger chacun. Regardons ce que cet art nous montre. Koons réalise aujourd’hui des œuvres d’art populaire, il fait comme l’industrie et la manufacture, il les conçoit et les fait réaliser, il sépare la forme et la matière les rend inadéquates l’une à l’autre, déréalise l’objet, en fait un faux d’objet autant dire un symbole. Ainsi ses tulipes géantes que nul ne peut imaginer en bouquet. Ainsi ce cœur immense (vu déjà au château de Versailles) évoquant quelque coussin de dentellière où nul ne pourra piquer aiguilles et rubans. Ainsi ces jouets d’enfant gonflés non à l’hélium mais au concept. Cependant, ce monde très « kitsch » est bien le monde de l’enfance mais devenu clos et impénétrable, un monde auquel on ne peut plus avoir accès, seul le concept qui l’évoque nous en rappelle l’existence, mais sous une forme que nul enfant ne saurait appréhender. Cette représentation provoque la déception, l’enfant que nous avons tous été est confronté à son propre leurre. On comprend alors que l’art de Koons n’est en rien populaire, il nous emmène dans un monde de formes froides où l’on ne joue plus avec les jouets, où l’on ne décore plus les tables de cuisine ou les cheminées des chalets, où ces signes d’un réel habitable ont changé de registre et de monde et ce monde est assez effrayant. Du reste, la statuette de Michel Jackson et de son singe Bubbles est là pour nous désigner cette enfance qui ne veut (peut) pas finir, ce monde de bibelots formaté par la société de consommation, cette « Waltdysneysiation » de l’enfance vouée à la forme BD par l’industrie des loisirs, cette représentation du monde post-industriel comme « Soup » qu’avait déjà pointé A .Warhol. Ce monde-là est le nôtre, ce qui nous gène simplement c’est qu’il soit devenu à nos yeux, sujet et objet d’art. Or la façon dont il l’est devenu nous indigne aussi car c’est dans la connexion contemporaine entre le marché et les musées (commencée depuis longtemps). Or c’est en devenant la forme la plus abstraite de la valeur (comme l’argent) que ces « œuvres » qui nous déconcertent posent malgré tout la question de l’art et de notre rapport à lui. Pour cela seul, cette exposition mérite d’être regardée.

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