L’information est passée presqu’inaperçue dans les évènements tragiques de l’été : « une œuvre de l’artiste allemand Anselm Kiefer évaluée à un million et demie d’euros a été dégradée dans le but d’y prélever des plaques de plomb qui la composent en partie en vue de revendre les matériaux qui la composent. En outre, dix tonnes de marbre et de plomb ont subi le même sort.
Des « Roumains » (un euphémisme qui désigne des gens qu’on ne nomme plus par leur nom de voyage mais de provenance) ont été surpris, des femmes arrêtées et le juge a noté « qu’elles n’avaient pas le sentiment de se trouver en face d’un objet d’art. » Et voilà qui est intéressant. À supposer qu’ils sachent avoir affaire à une œuvre d’art, eussent-ils ces voleurs, suspendu leur geste, eux qui n’hésitent pas à vandaliser le cuivre des rails de chemin de fer au risque de causer des accidents de trains de voyageurs, on peut en douter. Non le plus intéressant est dans la qualification de la chose lorsqu’on connaît les œuvres de Kiefer, sans nul doute, un des grands artistes de notre époque. Ces œuvres se présentent comme des agencements de masses de matières impérissables : marbre, plomb dont on fait les monuments et aussi l’imprimerie. La métaphore qui les explique limpide et forte illustre à sa façon mélancolique le vers d’Horace : « Exigi monumentum aere perennis ». On notera aussi que ce débat ne date pas d’aujourd’hui. Passons sur le vol qui relève de la délinquance ordinaire et intéressons-nous à la notion d’œuvre d’art. Au fond ces « Roumains » se sont trouvés devant le même dilemme que les douanes américaines ayant à statuer sur le fait de savoir si les œuvres d’un autre Roumain l’immense Constantin Brancusi qu’un grand marchand introduisait aux USA en vue d’une exposition étaient à taxer comme art ou comme matériau. L’art étant exonéré de la plupart des taxes, les matériaux, dont le marbre, non. Cela a donné lieu à un procès célèbre : « Brancusi contre Etats-Unis » où les droits de l’œuvre d’art ont été rétablis mais grâce à des arguments concrets et non symboliques ou moraux après un long débat judiciaire. De manière plus triviale avec un des ces cas qui font l’ordinaire de la petite délinquance la même question se pose encore aujourd’hui. Que pense quelqu’un qui n’a pas été formé à reconnaître l’œuvre d’art contemporaine lorsque celle-ci ne relève plus de la qualité du Beau ou du sublime mais semble réduite à sa matière ? On ne le saura que s’il y a procès mais on voit à cet épisode qu’il y a loin de l’œuvre d’art au regard de celui qui la rencontre. C’est pourquoi d’une part, les œuvres d’art sont « d’une infinie solitude » et aussi pourquoi il faut parfois ce genre de malentendu afin que surgisse une question fondamentale dans un environnement qui les impose aux gens dont la plupart ne les « voient » tout simplement pas pour ce qu’elles sont. Sinon pourquoi les parents laissent-ils leurs marmots grimper sur les œuvres dans les jardins publics confondant musée en plein air et Luna Park ? Imagine-t-on les petits enfants des Grecs ou des Romains de l’Antiquité grimper sur les statues du Parthénon ou du Capitole ? Non, ceux-là ne doutaient pas que c’étaient des statues et que c’étaient aussi des Dieux. Notre époque distraite a tout confondu, tout mélangé et donné les clefs du monde à quelques-uns seulement, les autres sont exposée à la bévue qui mélange comme on sait l’ignorance à l’étourderie et ici la délinquance ordinaire.