C’est toujours avec un certain sentiment d’émerveillement mêlé de nostalgie que les citadins rejoignent la campagne, tantôt parce qu’ils y partent en vacances et en admirent les paysages, tantôt pour qu’ils en consomment les produits de plus en plus « bio », de plus en plus « nature », allant jusqu’à se mobiliser pour que ça dure encore. Le motif « campagne » a ainsi rejoint l’amour et la défense du patrimoine dans le cœur des français, quelque part entre une émission de Jean-Pierre Pernaut sur TF1 et une autre de Stéphane Bern célébrant les vieilles pierres.
Ça c’est l’image du salon de l’agriculture à Paris qui est pendant quelques jours, non pas « la ville la campagne », mais « la campagne au cœur de la ville », entretenant une illusion de proximité et offrant le prétexte d’une rencontre souvent bon enfant, parfois orageuse, entre ce monde là et le monde politique qui vient y recueillir des suffrages ou y supporter des lazzi. En ces temps de révolte populaire, qui ne sont pas sans rappeler les jacqueries d’antan, c’est à dire les premières révoltes d’une condition paysanne contre le monde seigneurial, ses taxes, sa taille et sa gabelle, il serait bon de s’aviser que s’il y a bien eu un monde frappé du syndrome ce qu’on appelle la France périphérique aujourd’hui, c’est ce monde paysan qui est passé de 50 % de sa population à la fin de la première guerre mondiale à 3 % aujourd’hui en multipliant par 10 ses rendements. La disparition lente de ce monde frappé par la misère et le déclassement social avait été pointée dès 1967 par le sociologue Henri Madras dans un livre célèbre : « La fin des paysans ». Cette fin s’est produite à bas bruit, avec la paupérisation de milliers de gens auxquels on n’a proposé que des allocations et des compensations de perte de revenus (PAC) lorsque le prix des denrées s’est décorellé des prix du marché et de la production industrielle. L’ouverture des marchés au grand vent de la concurrence mondiale à très vite rendu notre agriculture traditionnelle : celle des champs et des prairies, celle des printemps et des automnes, des saisons qui changent les paysages, des vaches dans les champs, des moutons dans les estives et des oiseaux dans les bosquets, en plaines de céréales ou bientôt une seule d’entre elles, le maïs, effacera la diversité de la polyculture. Le Monde agro-industriel qui lui fait suite, est devenu celui des fermes aux 1000 vaches, des animaux en batterie, et des problèmes sanitaires récurrents. Une agriculture résiste encore, mais elle est marginale, c’est celle qui continue à jardiner le paysage et à produire biologiquement les produits naturels. Mais cette agriculture, quoique porteuse de l’avenir d’une alimentation saine, a encore du mal à pouvoir exister économiquement. Pourtant ce créneau est son seul avenir. Il faut sérieusement s’en soucier si on ne veut pas sa mort. Car la misère, la vraie misère silencieuse, les petits paysans l’ont connue. C’est celle des pensions et des retraites infimes, des revenus insuffisants à maintenir les petites exploitations dans la viabilité économique, de la fierté qui interdit de demander l’aide sociale et de solidarité et qui souvent préfère le suicide au déshonneur de ne pouvoir faire vivre une famille. Le monde postindustriel, celui de l’intelligence artificielle et des univers connectés, ce monde qui demande une adaptation de plus en plus rapide, et qui laisse de côté tant de gens, a à voir avec la fin des paysans. Le mouvement des gilets jaunes, celui des débuts, avant qu’il ne soit récupéré par les partis extrémistes, ne disait pas autre chose, c’est bien la menace du déclassement et de l’exclusion dans le développement qui en était le moteur. Peur et ressentiment n’étaient que l’expression de la conscience d’un avenir qui ressemble trop à un passé récent. Telle est la réalité : un monde ancien s’efface inexorablement et les gens qui l’habitaient avec lui. Demain face à une démographie exponentielle à la progression arithmétique, on sait bien qu’il y aura de plus en plus de gens à nourrir, L’épuisement des ressources naturelles est déjà visible, la production industrielle de masse ne pourra y faire face qu’au détriment de la qualité intrinsèque des produits. La terre deviendra (elle l’est déjà) rare. La France, terre agricole par excellence doit s’en soucier. Tout cela chacun le sait ou le sent mais cela n’empêche pas le salon de l’agriculture de devenir un musée où l’on montre aux enfants de vraies vaches, de vrais moutons, de vrais canards, dans des fermes pédagogiques. Animaux qu’ils regardent parfois en mangeant un bout de fromage ou de saucisson les yeux rivés sur leur « smartphone » sans se demander toujours de quel monde lointain tout cela provient. Tel est le grand challenge de ce salon si populaire : rester une vitrine sans devenir un musée.