BIENNALE IV : LA FONDATION PINAULT

Luc Tuyman

Dans la bataille mondiale pour le « Soft Power », la présence d’outils culturels de niveau international est essentielle. Longtemps à Venise, la Fondation Guggenheim a rempli cet office. Désormais, François Pinault en investissant dans la Palazzo Grassi et à la Dogana a modifié la donne et donné un coup de vieux au Guggenheim de Venise qui joue dans le registre des valeurs reconnues (Arp cette année, Wols la dernière fois), alors que la fondation Pinault campe sur le contemporain.

Désormais, on ne peut éviter ce parcours obligé que sont les expositions au Palazzo Grassi et à la Dogana par où s’exerce le rayonnement de cette fondation. Lors de la dernière Biennale, c’est là qu’avait été présentée l’incroyable Odyssée conçue par Damien Hirst dont toute l’astuce était de mettre en scène le leurre de fausses épaves repêchées en mer moulées en bronze et de vraies nomenclatures les décrivant comme vraies.

L’ennui est que la fondation semble avoir pris goût à cette façon de présenter les choses et que nous avons désormais droit à des expositions d’ « art avec mode d’emploi » qui énervent. Au Palazzo Grassi par exemple, on vous distribue un livret de 45 pages qui à chaque tableau consacre une page, ce qui laisse bien peu de place au regard et à l’impression ressentie. Du reste, on se demande, si sans cela, l’œuvre serait même visible. Pourtant Luc Tuymans est un artiste Belge connu et sa peinture en tons pastel, très évanescents, parfois monochromes, à la limite du visible, présente en soi un réel intérêt. Mais on est prié de savoir qu’ici on évoque la Shoah, là les travaux de Freud, là encore le cinéma de Lynch ou les séries télévisées, là que l’on fait référence à une œuvre antérieure, là encore à un fait divers japonais et que l’effacement des tons, des monoteintes est un effacement de mémoire. Soit ! Mais très vite, on n’en peut plus de voir tous les visiteurs suivre un jeu de piste en lisant avant de regarder ou sans regarder même. On est pris soi-même dans cet engrenage et on enrage d’avoir à considérer la peinture comme une illustration. On finit par jeter le mode d’emploi, et l’on s’efforce de voir enfin avec nos propres yeux. Alors apparaissent des choses qui parlent d’elles-mêmes comme cet inquiétant clown au ballon ou cette nature morte qui fait penser à Morandi plus qu’au 11 septembre 2001 dont on nous dit qu’elle est l’évocation.

 

Moins caricaturale, mais tout aussi didactique (n’y a-t-il donc que des visites scolaires dans cette fondation ?) est celle de la Dogana qui s’intitule : « Lugo et Segni » (Lieu et signes) qui présente des travaux d’artistes de la fondation et des œuvres plus connues ou déjà vues ici comme en entrée d’exposition ce grand rideau rouge de Gonzalez-Torres en allusion au Sida qui devait l’emporter, derrière lequel Roni Horn a disposé des poèmes d’Émily Dickinson sur des grands bâtons appuyés le long des murs. Dans une autre salle la même artiste a disposé des sortes de blocs de verre pétrifié qui évoquent l’eau prisonnière de la glace toute prête à fondre (qui ont été réalisés à Murano). Ces cylindres gelés fascinent et le titre de cette installation : « Well and Truly » convainc. On ne manquera pas non plus les très beaux tirages argentiques de la photographe Berenice Abbott, ou les vidéos iconiques comme celle que Philippe Parreno a consacrée à « Marylin » en 2012 avec la complicité d’Etel Adnan. Nous sommes avec le fantôme de Marylin dans sa chambre de l’hôtel du Waldorf Astoria. Toujours fascinant. De même, la vidéo que consacre Anri Sala aux évènements de la guerre de Yougoslavie (1395 jours sans rouge) où l’on suit une jeune musicienne traversant la ville de Sarajevo assiégée pour se rendre à une répétition d’orchestre qui joue la « Pathétique » de Tchaïkovski qu’elle se fredonne en marchant. La ville, la musique, le souffle : 43 minutes, 46 secondes, c’est parfois un peu long, mais convaincant.

En tout état de cause, ce qui se passe à Venise est fort intéressant sous l’angle considéré des rapports de la France avec le reste du monde. L’existence (enfin) de grands collectionneurs (même si ces collections sont en grande partie composées d’œuvres d’artistes américains) permet à notre pays, déjà de se hisser au niveau de l’Allemagne ou de la Grande Bretagne qui ont suivi depuis longtemps les mêmes voies, mais encore en exportant notre savoir-faire en ce domaine et en mettant à contribution nos grands musées nationaux comme le Louvre dans l’opération Louvre Abu-Dhabi, ou encore le Centre Pompidou, de reprendre pied dans un domaine des avant postes desquels nous avions progressivement disparu. C’est là le signe le plus encourageant relevé depuis quelques années à Venise en particulier.

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