On a déjà oublié l’information et l’événement tant il est devenu banal de dire que Venise s’enfonce sous les eaux : 30cm au siècle dernier qui atteindront 1 mètre au siècle suivant, le notre. Et la basilique Saint Marc qui se dégrade inexorablement. Une structure de briques recouverte de marbres avec des sols et des murs en mosaïques que l’eau salée ronge plus surement que des rats ne pourraient le faire dans une vieille bibliothèque. Et du reste, c’est bien là l’analogie qu’il faut faire. Outre qu’elle est un lieu de culte tout autant que de tourisme, la basilique est une bibliothèque des arts et de l’histoire, un catalogue de merveilles unique au monde.
Certes, elle a survécu à bien des maux dans son histoire et ses cinq coupoles qui symbolisent les cinq moments de la messe catholique dominent encore les cinq grandes arches de l’entrée même si le quadrige de l’hippodrome de Constantinople un temps ramené à Paris par Napoléon y est encore visible (lorsqu’il n’est pas en restauration), sa belle allure cache mal que son sol s’enfonce. L’inondation de novembre a vu une montée des eaux à presque deux mètres (187 cm exactement) et ce type de crue n’est certainement pas fini avec les modifications climatiques de la planète. Car ce n’est pas tant la montée des eaux elles-mêmes qui est le risque majeur, c’est leur lent reflux qui fait que les sols en marbres, les mosaïques, les colonnes et leur assise, les boiseries sont restés dans l’eau salée pendant de longues heures, des jours entiers parfois. Le Narthex avec ses sublimes mosaïques, la crypte où sont les tombes des patriarches ont été aussi submergés. On le dit à mi-voix, mais les dégâts en certains endroits sont d’ores et déjà irréversibles. Dans ce cas, les affaissements, les décollations, les dégradations ne se voient pas tout de suite mais des jours, des mois, des années après. On a pu le constater à Florence lors de la grande crue de l’Arno en 1966 qui avait ravagé jusqu’au Palais Pitti et causé des destructions définitives.
C’est peu de dire que l’Italie tout entière soumise aux crues, aux tremblements de terre et aux aléas climatiques de toutes sortes est exposée à voir son patrimoine culturel, qui est aussi le notre et celui de l’humanité, menacé sinon de destruction, du moins de dégradation.
Ajoutons pour faire bonne mesure l’incendie de Notre Dame de Paris dont la reconstruction-restauration selon les endroits prend du retard dû en grande partie à la concurrence des divers services du ministère de la culture qui veulent profiter des circonstances pour avancer des recherches sans doute utiles mais qui pénalisent la reconstruction. C’est le cas des chantiers archéologiques dont on sait que toujours ils opposent la lente durée des fouilles à l’impatience des architectes. Mais enfin, là n’est pas le débat seulement.
Il est dans la précarité de notre patrimoine culturel en général exposé à la rigueur de nos temps.
Nous avons vu ces dernières décennies, notamment au Moyen-Orient combien la folie des guerres pouvaient entrainer de destructions accidentelles ou volontaires ; on se souvient de Palmyre et de Mossoul, on a vu sauter les Bouddhas de Bamyan, on a vu le pillage des réserves archéologiques et le trafic insensé des biens patrimoniaux qui suivirent.
Alors, lorsque la nature se joint à la cupidité ou au fanatisme des hommes, il est temps de redire avec Malraux que l’Art mondial est notre indivisible héritage et que nous avons à nous soucier de ce qui se passe ailleurs tout autant que près de chez nous.
Mais il est cependant des lieux proches, qu’ils soient de culte ou de culture qui nous requièrent en priorité, ce sont ces lieux dont on vient de parler.
Que Notre Dame brûle ou que Venise s’enfonce ne sont pas de minces signaux. Pourrions nous imaginer le monde, notre monde sans ces témoignages du génie humain d’occident ? Car il va sans dire que nulle reconstruction ne remplacera jamais ce qui aura disparu si d’aventure cela venait à disparaître.
Au-delà, c’est ce signe d’enfoncement qui interpelle ou interroge : N’est-ce pas aussi notre culture, notre monde qui s’enfonce peu à peu, qui disparaît sous une autre crue qui n’est pas climatique celle-là mais tout aussi redoutable. Considérer qu’il y a plus important, plus urgent et plus grave que de se soucier de la survie de monuments qui ne sont à tout prendre que des musées ou des lieux où prient les derniers croyants. Comme on a déjà entendu ça, rappelons-nous que les peules qui ont négligé ces valeurs se sont dévalués eux-mêmes plus vite en tant que peuples ou en tant que nations que les monuments qu’ils ont mal su protéger.