UN FAUTEUIL SUR TROIS !

D’abord la bonne nouvelle : on rouvre les salles de spectacle ! Ensuite la mauvaise : oui mais un fauteuil sur trois et un masque sur le visage. Diable ! On ne va plus savoir si Arlequin est sur la scène ou dans la salle !

Mais gardons la bonne nouvelle : on rouvre ! On sait déjà malgré tout qu’en maints endroits (non subventionnés ou peu) l’équilibre des recettes et des dépenses ne sera pas atteint, et que cela ne pourra durer longtemps comme ça, mais tout le monde a envie de rouvrir, de voir du monde dans les salles, de retrouver…le public.

C’est là qu’on se rend compte que le spectacle, et singulièrement le théâtre, est une cérémonie qui se joue à trois : le poète, l’acteur, le public. Giraudoux ou Claudel ont dit cela très bien, et même Lévi-Strauss étudiant les sociétés primitives qui constatait que tout rituel est triangulaire : le patient, l’officiant, le public (le Vaudou par exemple), que l’un d’entre eux fasse défaut et le rite échoue, la représentation n’a pas lieu d’être.

Le public, côté incontournable du triangle est au fondement de l’acte artistique ; c’est pour lui que le spectacle a lieu. Le public compte.

Nous l’avons tous remarqué à l’évocation d’un spectacle qui se donne quelque part, la question la plus souvent posée est : -«  Y’a du monde ? » « -Oui, c’est plein ! » Réponse qui résume à elle-seule le succès. Le public est la manière subtile dont une masse de gens venus de tous horizons et qui ne se connaissent même pas bien souvent deviennent par la magie d’un lieu et d’un soir, une entité culturelle. Le public est constitutif du fait théâtral ou musical comme tel. Les applaudissements en sont en quelque sorte l’exutoire émotionnel et ce rituel des saluts à l’avant-scène, un peu ridicule il faut dire, un peu désuet, où les acteurs viennent saluer à la fin de la représentation, où le public les rappelle et les rappelle encore s’il est satisfait, en est la preuve. Pas de spectacle donc sans public actif.

D’où l’inquiétude ? Comment cela va-t-il se passer avec un public baillonné, espacé, cantonné ? Comment va circuler la connivence avec les acteurs, l’émotion. Comment va être préservé l’art de la représentation ? Oh, sur scène, pas de problème, l’inventivité des metteurs en scène et des acteurs est telle qu’on verra toutes les combinaisons possibles se réaliser et nous plaire sans doute, mais le public ? Les salles de spectacle n’ont jamais été conçues depuis qu’elles existent pour mettre les gens à part, éloignés les uns des autres. Certes, le théâtre à l’Italienne mettait bien le peuple au parterre et souvent debout, les nobles sur scène et les bourgeois au balcon, mais c’était la stratification sociale des gens de l’époque qui faisaient société de cette manière dans la vie courante. Mais dans nos sociétés démocratiques, c’est autre chose : le fait d’être ensemble, constitutif de la souveraineté politique l’est aussi de sa représentation sur la scène du spectacle.

Voilà donc la difficulté et l’épreuve actuelle du spectacle vivant.

 

Le cinéma c’est autre chose. L’écran une fois allumé, la salle est dans le noir et dans bien des salles, les fauteuils sont si profonds qu’on en oublie même parfois qu’on a un voisin de siège ! Au cinéma, on est invités à disparaître en tant que public. On n’emploie plus le terme, l’avez-vous remarqué, on parle de spectateurs, c’est un terme juste, c’est celui qui regarde, dont l’être est défini par ce fait : regarder. Et il regarde quoi au juste ? Une action en train de se dérouler sur un écran où jouent des ombres qui sont la réplique virtuelle des acteurs. Là, pas de triangulation, l’acteur sur écran (sauf dans certains films de Woody Allen) n’a aucun besoin du public qui le regarde, parfois en mâchant son Pop-corn. Le spectateur, n’a nul besoin de manifester son approbation par des applaudissements au salut final ; il quitte généralement silencieux et la tête basse la salle de cinéma par la sortie de secours comme s’il l’avait échappé belle, alors qu’au théâtre, on sort par le grand hall, on rit on parle fort, on s’interpelle. C’est très différent. C’est pourquoi, à la différence près de la jauge, le cinéma devrait mieux s’en tirer que le spectacle vivant. Mais en principe seulement, car, durant notre confinement, il s’est produit un autre phénomène : la déprise du grand écran pour le petit, la reprise en main des consommateurs d’images par les GAFA qui ont réussi enfin à desserrer l’étreinte de l’exception culturelle en enjambant la réglementation française et en vendant le cinéma directement par l’abonnement. Le pas principal a été fait ces dernières années, restait à fidéliser le public arraisonné à l’abonnement par « la série » qui provoque une addiction aux personnages. Aussi bien la question posée aux salles de cinéma est d’une autre nature : les spectateurs reviendront-ils marquer leur préférence pour le grand écran ou se diront-ils avec l’insouciance des consommateurs d’images : bah, je l’ai sur mon « smartphone » ou ma télé et si je me débrouille bien, je l’aurai pour rien. Autres temps, autres dangers.

Alors contents d’ouvrir ?

Oui, mais anxieux !

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