Le malaise qui est aujourd’hui au cœur de notre vie sociale porte sur la manière dont je vis ma liberté individuelle dans le conflit bien réel entre ce que j’estime être ma liberté personnelle et la liberté collective dont l’individu dispose dans le corps social tout entier. Par exemple, je peux en toute liberté vouloir disposer de mon corps et de ma santé (ce que j’estime tel) en refusant de me faire vacciner. (C’est le débat encore brûlant de la rentrée, même s’il a perdu un peu d’intensité), mais d’un autre côté, ai-je le droit de menacer la liberté des autres qui par temps de pandémie peuvent être affectés et infectés par cet usage personnel de mes droits surtout si je suis, par métier, au contact de patients en milieu médical ? Un petit coup d’œil à la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen me renseignera sur ce point lorsque je lis que « la liberté est le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Cela est simple, on peut ergoter sans fin sur la priorité des droits individuels et celle du corps social tout entier, voilà un texte qui jusqu’ici a non seulement force de loi positive mais aussi d’obligation morale.
J’ai pris cet exemple, mais il y en a quantité d’autres : ai-je le droit de tout dire (par exemple, d’invectiver, d’offenser, de violenter, de forcer au consentement) dans tous les actes de la vie, corporels, moraux, politiques. Mettez un contenu à ces mots et vous avez le viol, l’endoctrinement, la tyrannie des systèmes totalitaires. Là la liberté fondamentale, c’est le droit que j’ai à me préserver et à m’opposer à qui m’opprime injustement.
Oui, mais voilà, nos systèmes sociaux démocratiques sont devenus tellement laxistes et sollicitent si peu le sens civique de nos concitoyens que chacun ressent la moindre contrainte comme intolérable et voit sa propre liberté, fut-ce son caprice, comme supérieure à toute conduite collective. La petite comme la grande délinquance n’ont pas d’autre motif. Cherchez l’erreur. Est-elle dans une disposition psychologique individuelle (êtres caractériels, violents, jaloux, autoritaires, égocentriques, par exemple) qui ressortit alors de la clinique, ou alors, est-ce la conséquence d’un défaut éducatif qui fait que ceux auxquels l’école ou la famille n’a pas transmis par l’exemple ou par l’enseignement les principes moraux ou tout simplement civiques de base de la vie en société, s’en trouvent démunis et pensent que leur bon plaisir est la seule règle qui compte.
Les psychologues notent avec régularité l’affaiblissement des règles pulsionnelles depuis plusieurs génération au point qu’une nouvelle génération de gens se trouvent « psychiquement sous-équipés » et sans perception des limites du collectif à la vie en société. Il s’ensuit un sentiment d’incompréhension, de désarroi et de révolte que seul l’acte violent ou la manifestation collective peut apaiser. Le jeune garçon ou la jeune fille mal préparé à la vie sociale en général va éprouver immédiatement comme douloureuse toute limitation de ses impulsions individuelles et va ressentir tout ce qui le contraint comme injuste ou intolérable. C’est le principe de la révolte adolescente qui n’a en général qu’un temps parce que malgré tout, un fond éducatif ou culturel reste pour en appeler à la raison. Mais il est des cas de plus en plus nombreux où ces bases font défaut accentuant le malaise individuel. Il arrive cependant un moment où le sujet comprend qu’il doit intégrer des règles, se les assimiler, (même s’il souhaite les contester), parce que l’ordre social l’impose pour une vie normale.
Prenez maintenant un sujet individuel, par hypothèse un « français qui va se radicaliser » comme on dit et comme on en juge actuellement certains au procès du Bataclan. Dès lors qu’il n’a pas été, ou mal été socialisé, que par conviction intime ou par endoctrinement, il n’a pas intégré ou a refusé les règles de la société dans laquelle il vit, et que de surcroit la foi en un idéal spirituel supérieur à la République l’a affranchi de tout jugement des hommes, et vous avez-là le profil-type du terroriste potentiel. Qu’y a-t-il bien souvent (pas toujours) derrière ces conduites ? L’absence d’autorité familiale ? Le fait qu’un milieu familial n’ait pu obtenir que l’enfant renonce au narcissisme de sa toute-puissance infantile qui lui faisait casser ses jouets ou hurler à la moindre contrariété ? Le fait que les parents (de toute classes sociales et de tous milieux) aient eu tendance à se délester de leur autorité éducative déléguée à tous les appareillages électroniques où s’infusait la force, la transgression et la violence ? C’est l’une des raisons mais pas la seule. Les changements de modes de parentalité (et de la manière de « faire parents ») ayant fait disparaître peu à peu les repères traditionnels (les pères devenant des pairs, les mères des amies) ont ôté à beaucoup, ou du moins affaibli, ce « sur-moi » social qui facilite la socialisation. Dès lors, l’incompréhension devant le monde génère d’autant plus vite la recours à la colère et à la violence qu’elle est la réponse instinctive au sentiment que toute contrainte est ,pour soi d’abord, une privation intolérable de liberté.
Il lui faut alors trouver un responsable à qui faire payer le mal-être ressenti. Dans le temps, on disait alors : « c’est la faute à la société « ! Jamais la mienne. On en est toujours là.