LA GRANDE ABSENTE DES DÉBATS

Parlons un peu d’Europe comme tout le monde, cela nous changera de la campagne présidentielle en France (quoique…). C’est d’autant plus opportun que la France prend pour 6 mois la présidence du conseil de l’union européenne pour tenter d’y insuffler sa marque son inspiration ou son désordre. 

Or, il y a dans cette construction une grande absente, on pourrait dire depuis l’époque du Traité de Rome qui n’y fait pas allusion (il faudra attendre Maastricht en 1992 pour lui donner compétence en la matière), cette absente, c’est la culture ; 0,1% du budget de l’Union et de surcroit consacré pour l’essentiel à l ‘audiovisuel.

Ce n’est pas faute pourtant des déclarations d’intention. Jean Monnet disait que si c’était à refaire, il commencerait par la culture, l’historien Jean Braudel disait que la culture était la langue commune de l’Europe et si l’on interrogeait nos dirigeants, il n’y en aurait pas un pour dénier à la culture ce rôle fédérateur.

Seulement voilà : quelle culture, et qu’entendent-ils les uns et les autres par culture ? Pour nous, la chose est simple, elle est cette réponse que le génie des peuples européens a formulé, chacun avec ses nuances particulières au cours de l’histoire, à la question que posait le fait d’habiter ensemble ce « cap du continent asiatique » pour parler comme Valery qui situait cette civilisation sur la carte du monde au moment même où il observait que les civilisations étaient mortelles. Mais Valery s’il voyait monter la guerre entre les nations qui serait fatale à l’Europe, ne doutait pas un instant qu’elle ait eu un génie particulier à définir un principe civilisationnel qui donnerait la démocratie, le droit, l’amour de l’art et des choses de l’esprit. Un autre philosophe européen dira plus simplement : ce qui caractérise les Européens, c’est le souci de l’âme.

En sommes-nous toujours là, et s’il est vrai que cette conception du monde a eu un sens dans le passé, ce passé a-t-il encore un avenir ? Le « souci de l’âme » qui était lié à la religion a disparu comme tel lorsque l’Europe a renoncé à se revendiquer une origine chrétienne, et se retrouve fort dépourvue lorsqu’une autre religion s’invite à combler ce vide religieux. Le souci de l’esprit a disparu lorsqu’on s’est avisé que c’était la science, la technique et l’économie qui prenaient le pas sur « les humanités ». Le souci du beau en art a lui-même peu à peu disparu comme référence à des canons européens pour s’articuler à d’autres valeurs. Nous savons tous cela. Au moins exista-t-il un sentiment, une conscience européenne, pour lier , d’abord 6, puis 27 nations et autant d’États entre eux.  Est-ce toujours le cas ? On peut en douter, et Julien Benda au lendemain de la guerre, disait : « l’Europe, ou plus exactement une conscience de l’Europe par-dessus la diversité de ses parties, n’a jamais existé ». 

L’Europe en vérité est devenue autre chose, elle s’est fondue dans l’espace de la civilisation occidentale à prévalence américaine dont elle a intégré les valeurs sans en retenir la solidarité qui a fait de cette « Nation de Nations », l’Amérique, un État supranational. Dès lors, son unité n’est qu’apparente même si ses intérêts sont liés, et sa culture, largement calquée sur le modèle américain, est devenue « le plus petit commun dénominateur » de peuples qui abandonnent peu à peu la leur pour les standards de la culture de masse. Rappelons-nous comment, dans la foulée des vainqueurs après 1945, notre culture a intégré leurs comportements : « cigarettes blondes, whisky et petites pépés » comme disait Eddy Constantine, les représentations des modes de vie américaines portées par le cinéma Hollywoodien, la consommation des produits de l’industrie américaine, le Mac-Do, le Coca Cola, le père Noël au bonnet rouge inventé par cette firme et même l’inattendu Halloween, devinrent les nôtres. On sait tout cela. La sociologie a étudié le phénomène depuis longtemps. Et croyez-vous qu’aujourd’hui Netflix et les GAFA jouent un autre rôle que celui de l’uniformisation du monde occidental sur ce modèle ? Voilà les faits.

Les Français comme les autres Européens savent très bien cela, ils savent aussi que la culture passe par la démocratisation des valeurs de référence qui ont fait notre Europe, ils savent bien qu’il y a eu un modèle Européen depuis les Grecs, les Latins, l’Humanisme et les Lumières, que ce sont les marqueurs de leur civilisation, et ils savent aussi que la culture industrielle de masse et de loisirs est son pire ennemi ; mais qui peut résister aux GAFA et à l’idéologie qui se diffuse dans leurs tuyaux ? Ils vivent dans la crainte de la perte de leurs repères, de leurs identités, mais ils suivent le cours des choses et c’est sans doute la raison de cette angoisse diffuse qui les étreint parfois. Ils découvrent que là où était leur identité il y a désormais la diversité, et que c’est mieux puisque l’Unesco le dit, et que tous les peuples ont des cultures différentes au sens des modes de vie et de traditions. 

La France s’est battue un temps pour « l’exception culturelle », la sienne, mais c’était il y a longtemps, au siècle dernier. On a fini par lui expliquer que « diversité » culturelle était mieux « qu’exception » et elle se le tint pour dit. C’est la vision de la culture post-nationale, la nôtre, celle des jeunes européens qui se décline en Anglais et passe par Internet. Est-elle compatible avec la culture qui s’est épanouie au sein des nations d’Europe pendant des siècles, là est la question et là est l’attente. Alors, refonder l’Europe par la culture certes, mais laquelle ? Pour peu qu’un courageux ou un téméraire s’avise de reparler de cette grande oubliée de l’histoire récente, ce pourrait être un sacré progrès par les temps qui courent.

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