Arles 2022

Lundi 18 juillet, la journée la plus chaude. La France suffoque. Je suis parti assez tôt pour Montmajour. Encore une de ces abbayes qui ont essaimé en France. Aujourd’hui en ruines ou tout comme , vandalisée, restaurée, ses grandes proportions, sa crypte, sa tour, ses salles capitulaires et sa chapelle blanche où sont accrochées deux immenses toiles noires du peintre Traquandi, restent sublimes. ( c’est le contraire de ce qu’a tenté Soulages à Conques mais tout aussi convaincant). Dans le cloître restauré les colonnettes blanches supportent toujours les rêves d’un bestiaire qui habitait les têtes des sculpteurs du XIII° siècle. Je me prends à penser au désastre intellectuel qui aura consisté, pour nos modernes, à nier et dénier à l’infini les racines chrétiennes de l’Europe et de la France singulièrement, alors qu’elles crèvent les yeux de ceux qui veulent voir ne fût-ce que sous la forme des ruines écrasées de soleil qui en prolongent la présence infinie. 

Il y a là Mitch Epstein le photographe américain qui travailla aux films Indiens de Mira Naïr (Salam Bombay par exemple) et qui vécut 10 ans avec elle en Inde. La série des images de l’Inde des années soixante est tout à fait saisissante. La modernité de ces images superposées à ce que l’on sait de l’Inde millénaire n’est pas sans écho avec l’observation faite plus haut.

Visite en suite de la tour Luma de F.Ghery  (voir image ci-dessus): une réussite à tous égards. D’abord cette bâtisse qui m’a longtemps laissé perplexe est là avec son évidence et sa présence. Architecturalement parfaite au détail près : matériaux, sols, peintures. Les propositions artistiques sont au diapason. Il y a là un effet « contemporain » dont j’observe une fois de plus qu’il ne joue à plein que dans le vaste et le monumental. Trop petit il est invisible ou insignifiant. Là évidemment on a les grands noms, les grandes œuvres, les grandes signatures :  Olafur Eliasson, Gonzalez-Foster, Ethel Adnan, Philipe Parreno, Frank West et son intestin rose, et puis la collection de Maja Hoffman : Sigmar Polke et Paul Mac Carthy, Urs Fischer entre autres (j’apprends que son immense statue en cire fondante de Jean de Bologne a été réalisée à 10 exemplaires et disséminée dans les divers musées d’art contemporain du monde ! Au fond, une idée suffit à sa dissémination, inutile de chercher l’œuvre, du reste elle est éphémère). Ici comme ailleurs donc, mais en plus riche, on trouve les mêmes œuvres que partout ou à peu près sur les mêmes sujets et naturellement toutes les cases y sont cochées : féminisme, genre, racialisme, écologie ; l’art contemporain se révèle tel qu’il est : d’abord l’expression d’un immense conformisme idéologique de registre néo-américain dont toutes ces structures affirment la suprématie. Parfois cependant des œuvres et des artistes en transcendent les codes, heureusement. Ce que pense l’art contemporain est, malgré son discours intimidant, qu’il ne pense guère et bégaie beaucoup. Mais nul n’ose le dire de peur de paraître ignorant.

Il y a aussi des photographes à la Luma dont ce remarquable photographe Ghanéen : James Barnor qui travaillait à Accra. Représentant de produits photographiques comme Agfa en Afrique ce fut un remarquable témoin des années soixante-dix dans son pays un peu comme Malik Sidibé ou Seydou Keita dans l’Afrique francophone. On voit en outre comment il osera présenter dans la « Londres des années branchées », les premières femmes mannequins noires ou jamaïcaines dont les images seront publiées dans le magazine « Drum » qui luttait contre l’Apartheid en Afrique du sud.

Ici, les espaces sont immenses et la journée passe sans qu’on s’en rende compte.

Le lendemain il ne faut pas manquer d’aller à l’espace Van Gogh pour découvrir l’exposition Lee Miller (la grande star de la photo : 1907/1977)) à la fois photographe de mode, surtout pour le « Vogue britannique » et ensuite toujours pour Vogue, correspondante de guerre où elle documentera la libération de certains camps de concentration nous livrant des photos glaçantes des fours crématoires (Dachau en particulier) et des photos de nazis hagards et aux visages soudain inhumains qui s’étaient déguisés en détenus pour s’enfuir . Le contraste entre la beauté distinguée des corps stylisés par la mode opposée aux cadavres et aux corps accoutrés des tenues de déportés est sans doute l’une des images les plus fortes qu’on garde de ce passage à l’exposition. La photographie froide est plus terrible que tout et se passe de tout discours.

Dans le même lieu Romain Urhausen déploie son grand talent de photographe allemand dans le registre humaniste avec une dimension réaliste, voire formaliste (le noir et blanc à la façon de Brandt) et une dimension poétique notamment sur les marchés de Paris ( les Halles) Un photographe dans la veine de Doisneau mais aussi de Jean Dieuzaide avec le tempérament allemand. (très bel accrochage soit dit en passant). 

Un mot encore sur l’ensemble des photos de la série « découvertes » pour le prix Louis Roederer, dans l’église des frères prêcheurs où se côtoient de vrais talents à découvrir. On saluera au passage la remarquable sélection que présente la commissaire Taous Dahmani autour de la notion d’identité ou de la mémoire : beauté des photos de Rahim Fortune (je ne supporte pas de te voir pleurer) beauté des portraits de David jack Lyons ou mélancolie des paysages d’Olga Grotova retrouvant les jardins de grands-mères dans l’Oural de l’époque soviétique. De loin l’exposition la plus stimulante dans son authenticité.

Une autre exposition mérite qu’on s’y arrête malgré la chaleur étouffante dans le lieu pour dire combien la série de photos consacrée à la danse américaine des années soixante-dix par Babette Mangolte est saisissante et précieuse. Dans une série de clichés qui suivent les carrières des grandes danseuses de l’époque : Yvonne Rainer, Lucinda Childs, Trisha Brown, Simone Forti mais aussi Richard Foreman ou Robert Morris, elle délivre une archive de la « performance » sur laquelle glissent ces artistes du corps. Subjectivité de la caméra, empathie pour le sujet, rôle du spectateur, saisie du rapport à l’espace que ce soit sur scène, dans la rue ou sur les toits de New-york, la danse qui s’inventa là et qui vint très vite en France et en Europe est saisie ici dans son bond créateur. Le prix mérité « Women in motion » des Rencontres d’Arles 2022 lui a été justement décerné.

Au sortir de cette étuve je retrouve la grand-place à moitié baignée d’ombre. Je m’assieds sur le rebord du grand bassin et contemple une fois encore cette merveille qu’est le tympan de l’église Saint Trophîme avec son évangéliaire sculpté et ses colonnettes bleues en songeant après Malraux que là est le génie français de l’art roman : la peinture ou la fresque sortant devant le portail et qui s’adresse à tous. Il y a là aussi une danse immobile sublime qui mérite qu’on la contemple. Miracle d’Arles : le plus contemporain y côtoie l’éternel. Décidément ce monde « en noir et blanc », cette émulsion de la lumière sur une feuille sensible où se dépose quelque chose du temps qui stimule notre regard nous dispose tout autant à voir mieux ce que nous avons vu déjà tant de fois.

Là-dessus ma curiosité bute sur la fatigue des jambes. Je n’aurai pas tout vu. La simple idée de rôtir au soleil pour parvenir aux Ateliers mécaniques pour voir les 200 photos véhémentes (à ce que j’en sais) de l’avant-garde féminine des années 70 en Allemagne et en Autriche m’en dissuade. Je n’aurai donc pas tout vu, j’aurais vu sans doute une bonne moitié de cette édition assez pauvre par ailleurs en évènements. Celle-ci m’a semblée bien convenue et manquant de moyens sans doute, mais comme telle elle a le mérite de proposer cette ponctuation dans l’été, si précieuse pour les photographes et pour l’enseignement de la photographie qui se donne dans cette ville. 

La concurrence de la Luma pèse déjà très lourd et les « Rencontres d’Arles » ne sont plus au niveau financier du challenge. Qu’en sera-t-il dans les années à venir ? C’est une question. La population qui fréquenta et fréquente encore (bien peu cette année) les expos photos fut longtemps une population de classes moyennes cultivées (enseignants etc…) celle qui vient vers la Luma est plus internationale, plus aisée, le marqueur « contemporain » opère le tri. De ce point de vue Arles est une situation exemplaire. Pas simple donc de programmer dans ces conditions. Le nouveau directeur Christophe Wiesner prendra la mesure de l’évènement dans les prochaines éditions, soyons-en certains.

Promenade pour finir dans une ville surchauffée, avant de rentrer se jeter dans une piscine d’eau qui ne rafraîchit pas du tout.

Dîner le soir sur la terrasse d’un restaurant avec une température qui baisse légèrement. Quelques flocons de nuages roses dans le soir qui tombe. Un vol d’étourneaux bruyants qui vient se poser sur le toit de l’église proche et voilà que le vin rosé se réchauffe dans les verres. Il est temps de se lever et de préparer sa valise pour le lendemain.

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